« Le Monde » et les femmes, du droit de vote à #metoo

C’est une feuille jaunie par le temps sur laquelle est inscrit à la main, en haut à droite : « Le Monde Décbre 44 ». Retrouvé dans les archives d’Hubert Beuve-Méry, le premier organigramme de la rédaction porte les stigmates de la guerre : certains patronymes sont suivis de la mention « prisonnier », d’autres de celle de « déporté en Allemagne ». Il y a là un Raymond, un André, un Maurice, un Edmond, un Emile, un Charles et un Robert, mais pas un seul prénom féminin, ou presque : dans cette liste de trente-trois noms, la romancière Germaine Beaumont, première femme à recevoir le prix Renaudot (1930), est l’unique représentante de ce que l’on n’appelle pas encore le « deuxième sexe ».

Cette mixité toute relative ne dure d’ailleurs qu’un mois : après deux billets, l’un, en décembre 1944, sur l’« histoire encore chaude de sang et rouge de gloire » de la France, l’autre, en janvier 1945, sur le « paysage sans fumées » d’un hiver sans chauffage, la signature de l’écrivaine disparaît des colonnes du quotidien. Dans les années qui suivent la sortie du premier exemplaire du Monde, le 18 décembre 1944, le quotidien du soir ne compte, parmi ses salariés, aucune femme journaliste, précise l’historien Patrick Eveno, auteur d’une Histoire du journal Le Monde. 1944-2004 (Albin Michel, 2004) : la rédaction de la rue des Italiens est uniquement peuplée de silhouettes masculines.

A l’époque, le journal est installé près de l’Opéra, dans un immeuble construit, au début du siècle, par un quotidien qui s’est sabordé en 1942, Le Temps. Les photos de ces années pionnières ressuscitent un monde disparu : derrière l’immense horloge en faïence bleue de la façade, des journalistes en costume-cravate, cigarette aux lèvres, écrivent leurs articles sur des bureaux dotés d’un encrier. Dans le dédale sombre des couloirs, des garçons d’étage pressent le pas quand ils entendent la sonnette : dans la grande tradition de la presse d’avant-guerre, ils portent un uniforme bleu, puis gris, sur le col duquel est frappé un « M » doré en lettre gothique.

Au début des années 1950, c’est dans ce lieu inconfortable et défraîchi que les journalistes du Monde rédigent un journal austère, sans photos, imprimé sur les rotatives installées depuis 1911, dans les sous-sols. Au premier étage, le directeur, Hubert Beuve-Méry, règne sur un immense bureau qui épouse l’angle de la rue des Italiens et de la rue Taitbout. « Il partageait cet espace avec son assistante, Yolande Boitard, qui avait un fume-cigarette, se souvient Anne-Marie Franchet, l’assistante de Pierre Viansson-Ponté. Elle avait elle-même une secrétaire, car elle ne tapait pas à la machine. »

C’est dans ce bureau sombre et intimidant que « Beuve » reçoit les nouveaux embauchés – et ce sont essentiellement des hommes. Parmi les cinquante et un journalistes qui signent, en 1951, une pétition sur l’indépendance du journal, il n’y a qu’une seule rédactrice, Christine de Rivoyre. « Quand je suis arrivée, en 1964, il y avait des femmes parmi les sténos de presse, les secrétaires, les correcteurs, à l’infirmerie, au service du personnel ou à la cantine, mais très peu à la rédaction », poursuit Anne-Marie Franchet. La présence de rédactrices est si déroutante que, jusqu’en 1957, les critiques littéraires de Jacqueline Piatier sont signées « J. Piatier » – son collègue du service politique Raymond Barrillon croit qu’il s’agit d’un certain Jérôme…

A l’époque, les assistantes de la Rue des Italiens sont tenues de venir travailler en jupe et de rester discrètes. « Au début des années 1960, le service politique ne comptait ni rédactrice ni assistante – le chef adjoint, Raymond Barrillon, disait qu’elles pouvaient créer des perturbations, raconte Anne-Marie Franchet. En 1965, le chef, Pierre Viansson-Ponté, m’a quand même imposée, mais les relations avec son adjoint étaient tendues. Il m’a accueillie en me disant d’un ton martial : “Mitterrand, deux T, deux R, Barrillon, deux R, deux L.” Comme il ne supportait pas le bruit de ma machine à écrire, je devais taper dans un petit bureau qui donnait sur la cour. »

Une première journaliste, Nicole Fiévet, est recrutée en 1948, une deuxième, Christine de Rivoyre, en 1950, mais, dans les années 1950 et 1960, la rédaction reste, selon l’historien Patrick Eveno, « le domaine réservé des hommes ». Quand « Beuve » quitte le quotidien, en 1969, elles ne représentent que 11,3 % des effectifs. « Lors de mon embauche, en 1969, je n’ai eu affaire qu’à des hommes, se souvient Robert Solé, qui rejoindra, en 1992, la direction de la rédaction. J’avais écrit au directeur, Jacques Fauvet, j’ai été reçu par le rédacteur en chef, André Fontaine, et je suis devenu l’adjoint d’Henri Fesquet, le chroniqueur religion. Nous travaillions dans un univers très masculin, parfois brutal, où les tensions étaient fortes. »

Les quelques femmes qui parviennent à se faufiler dans ce monde d’hommes sont toutes dotées d’un caractère bien trempé. Certaines entrent par la petite porte – Josée Doyère, grande fumeuse de Gitanes, commence par le secrétariat, Yvonne Rebeyrol, qui traite son chef de « galopin », par la cartographie. D’autres jouissent d’un prestige social qui les aide à franchir les barrières : Claude Sarraute est la fille de la romancière Nathalie Sarraute et la femme du philosophe Jean-François Revel ; le docteur Claudine Escoffier-Lambiotte, qui vit à proximité du parc Monceau, occupe des fonctions importantes à la Fondation pour la recherche médicale ; Yvonne Baby a pour père l’historien Jean Baby et pour beau-père l’intellectuel Georges Sadoul.

A la fin des années 1940, les sujets sur l’émancipation des femmes sont aussi rares dans les colonnes du journal que les femmes dans les bureaux. Lorsque les Françaises votent pour la première fois, aux élections municipales du 25 avril 1945, aucun des titres consacrés à ce scrutin n’évoque cette étape décisive de l’entrée des femmes en politique : Le Monde se contente de mentionner, au détour d’un papier, que les électrices des villes « donnent l’exemple du sérieux », tandis que celles des campagnes sont plus « timides ». Au lendemain du scrutin, il affirme même, par un étrange euphémisme, que cette expérience « n’a pas été mauvaise »…

La nomination, en 1947, de la première femme ministre de plein exercice – le gouvernement du Front populaire, en 1936, ne comptait que des femmes « sous-secrétaires d’Etat » – passe, quant à elle, quasiment inaperçue. Cette « première » est signalée en deux phrases, la biographie de Germaine Poinso-Chapuis est expédiée en quelques lignes et elle est la seule ministre à avoir droit à des précisions sur son statut conjugal et familial (« mariée et mère de deux enfants »)… Nulle trace non plus, lors de sa publication (1949), du livre fondateur de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, à part une courte – et sévère – allusion du critique littéraire Yves Florenne. « Je crois – tout homme croira – qu’en voulant dépouiller la femme de son pouvoir d’enchantement, Simone de Beauvoir a tort. »

Parce que Le Monde est un journal « adossé à son époque », selon le mot de Jean-Marie Colombani, il finit cependant par prêter attention au puissant mouvement d’émancipation qui émerge dans la « grande » décennie 1970. A partir de la fin des années 1960, le journal accompagne pas à pas les combats de la « deuxième vague » du féminisme : Claudine Escoffier-Lambiotte condamne, en 1972, « la puissance de l’obscurantisme, de l’intolérance et de la passion » des opposants à la contraception ; Philippe Boucher fustige la même année l’« hypocrisie » de la loi réprimant l’avortement ; Francis Cornu, en 1974, le « retard considérable » sur les « mœurs de la société » de la réglementation du divorce.

Lors du débat sur la légalisation de l’avortement, en 1974, Le Monde se range aux côtés de Simone Veil. Il suit, jour après jour, les vingt-cinq heures de débat parlementaire et publie le décompte précis du vote des députés, notamment des femmes – on ne les appelle pas encore « députées » et elles sont au nombre de… douze. « Il aura fallu des siècles jalonnés de massacres gynécologiques, de souffrances et de morts, pour que le corps médical se préoccupe enfin d’un acte accompli chaque année dans le monde, dans la solitude, dans la honte et dans la clandestinité, par plus de cinquante millions de femmes », conclut Mme Escoffier-Lambiotte.

Un même engagement en faveur des droits des femmes marque la décennie suivante. Lors de la réforme de la définition légale du viol, en 1980, Laurent Zecchini applaudit un texte qui remet en question les « siècles de bonne conscience, la pesanteur de ce code non écrit qui fait d’un crime odieux un simple incident de parcours dans l’épanouissement de la virilité ». Et lorsque Marguerite Yourcenar devient la première femme à entrer à l’Académie française, l’année suivante, Jacqueline Piatier, dont la féminité n’est plus dissimulée par un « J » en signature, salue l’« éclatement d’un club », l’« éviction d’un préjugé » et l’« abolition d’un privilège ».

Si le journal se soucie, à partir des années 1970, de l’égalité des sexes, c’est parce que certains journalistes décident de s’en saisir – même si, dans un quotidien comme Le Monde, la tâche n’est pas aisée. L’effervescence militante des féministes bouscule en effet le modèle de suivi de l’actualité mis en place dès 1944 : chaque rédacteur est spécialisé dans un secteur – les sciences, l’éducation ou la défense. Cette organisation rigide ne parvient pas à saisir la complexité et l’ampleur du mouvement féministe, qui conteste le patriarcat dans tous les domaines de la vie sociale : la famille, l’école, l’entreprise, la médecine, la justice, la politique.

Embauché en 1968, Bruno Frappat, journaliste au service Education, décide, cependant, de jouer avec les frontières des rubriques traditionnelles. « Personne, au journal, n’était chargé de suivre les questions concernant les femmes, raconte ce rédacteur qui deviendra, en 1991, directeur de la rédaction. J’en ai profité pour m’installer peu à peu dans les “interstices” des spécialités des uns et des autres. J’étais multicarte, et je m’intéressais aux sujets réputés marginaux : les féministes, les drogués, les homosexuels, les psys, les prostituées… Je ne demandais l’autorisation à personne, et mes initiatives étaient toujours bien accueillies – mes chefs étaient très libéraux. »

Parce qu’il écrit sur l’université, Bruno Frappat passe, dans les années 1970, beaucoup de temps à la faculté de Nanterre. « Pour mon premier reportage, j’y ai même débarqué dans la DS avec chauffeur de “Beuve” ! », relate-t-il. Dans ce haut lieu du bouillonnement soixante-huitard, il croise beaucoup de féministes. « Je les ai accompagnées dans des opérations qui semblaient alors scandaleuses, raconte-t-il. Un dimanche de 1973, Maya Surduts, du MLAC [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception], m’a ainsi proposé d’assister à un avortement clandestin organisé près de la Bourse, avec Yvette Roudy – j’étais le seul homme présent. Le lendemain, mon papier était titré : “Quand l’avortement est libre et gratuit”. »

Il faut cependant attendre 1980 pour que Le Monde consacre, au sein du service Société, l’égalité des sexes, la famille et l’enfance, comme une rubrique à part entière. Pendant plus de dix ans, Christiane Chombeau, qui réalise aussi des reportages sur d’autres thèmes, écrit dans les colonnes du journal sur le remboursement de l’avortement, la montée du divorce, les procès pour excision, les discriminations dans le monde du travail, la lutte pour l’égalité salariale. « J’étais chargée de suivre ces sujets que personne, il faut bien l’avouer, ne se battait pour faire, raconte-t-elle. L’actualité était très riche, et je bénéficiais d’une grande liberté. »

Personne, à l’époque, ne s’en aperçoit vraiment, mais, au cours de la décennie 1970, la rédaction de la rue des Italiens a changé de visage. Il y a encore peu de femmes, les « chefferies » restent très masculines, mais la féminisation, peu à peu, progresse : de 1969 à 1978, la part de rédactrices passe de 11,3 % à 22,1 %. « Le Monde suit le mouvement général de la population active française », constate Patrick Eveno. Conservé par Robert Solé, l’organigramme de 1985 témoigne des premiers pas de la mixité : il mentionne deux femmes au service Etranger, trois au service Politique, cinq à l’Economie, quatre en Société.

Josyane Savigneau fait partie des journalistes qui ouvrent, à la fin des années 1970, cette nouvelle ère. « Quand je suis arrivée aux informations générales, en 1977, j’étais la seule femme du service, dit-elle. Jusque-là, les rédactrices du journal étaient toutes des personnalités à part : Jacqueline Piatier était la fille d’un général, Françoise Chipaux une baroudeuse qui jurait comme un charretier, Claudine Escoffier-Lambiotte une grande bourgeoise… J’ai été l’une des premières rédactrices à ne pas venir d’un milieu aisé, à ne connaître personne dans le monde de la presse et à être arrivée là grâce au Centre de formation des journalistes. »

Au cours de cette même décennie 1970, le service Politique recrute Anne Chaussebourg : « J’avais 24 ans, j’étais journaliste à Paris Match, et Raymond Barrillon m’a demandé si je voulais rejoindre son équipe. C’était le rêve absolu ! Le service avait déjà accueilli deux femmes – une chercheuse en sciences politiques, Colette Ysmal, et une journaliste, Françoise Kramer –, mais elles étaient toutes les deux parties. J’étais la seule femme parmi une dizaine d’hommes. Ils venaient travailler en costume-cravate, et ils s’appelaient par leur patronyme : j’étais la seule journaliste que l’on désignait par son prénom. »

Parmi les femmes embauchées dans les années 1970 et 1980, rares sont celles qui évoquent des problèmes de sexisme. Toutes racontent leur fierté de travailler pour le quotidien du soir, la liberté d’écriture qui régnait, l’impression grisante de participer au mouvement du monde : elles faisaient leur métier avec passion, sans trop se soucier des lourdeurs de l’époque. Certaines ont entendu des réflexions déplacées, d’autres ont eu l’impression que leurs augmentations de salaire se faisaient attendre, mais elles ne s’y attardent pas. « C’était le sexisme ordinaire des hommes de ces années-là : on les envoyait balader, on faisait avec », résume Josyane Savigneau.

Beaucoup reconnaissent cependant qu’elles captaient, de temps à autre, des signes qui leur rappelaient, sur le mode de la plaisanterie ou de la condescendance, que, dans ce haut lieu de la presse parisienne où l’on fréquentait les allées du pouvoir, elles ne bénéficiaient pas de la même légitimité que leurs collègues masculins. Certaines racontent qu’elles entendaient les conversations s’arrêter quand elles entraient dans un bureau, d’autres qu’elles n’étaient pas toujours conviées aux déjeuners – bien arrosés –, ou qu’elles se voyaient couper la parole plus souvent que leurs confrères quand elles intervenaient en réunion.

Pour Josyane Savigneau, ces signes ont commencé dès l’entretien d’embauche. « J’ai été reçue par Jacques Fauvet, dans l’immense bureau du premier étage qui était auparavant celui de “Beuve”, expose-t-elle. Il m’a dit que le journal n’avait pas beaucoup d’argent, mais qu’il serait dommage de se priver d’une jeune journaliste talentueuse. Et là, il m’a posé deux questions qu’il ne posait sûrement pas aux hommes : “Vous vivez chez vos parents ?” Puis : “Vous avez l’intention de faire des enfants ?” Mon salaire était inférieur à celui des rédacteurs entrés au Monde en même temps que moi – mais ça, je m’en suis aperçue bien plus tard… »

La future responsable du cahier « Le Monde des livres » ne s’est jamais vraiment sentie « discriminée », mais elle se souvient de moments de « bizutage » – un journaliste lui demandant, un matin de fatigue où elle avait achevé son papier à l’aube, si elle avait « grimpé aux rideaux toute la nuit », un autre critiquant ses articles en public pour la déstabiliser. « Ce n’était pas très agréable, mais je ne me laissais pas faire !, poursuit-elle. Je ne me sentais ni ligotée ni opprimée, mais quand j’y repense, je me dis qu’il y avait, à l’époque, une pesanteur sexiste : aujourd’hui, ces réflexions franchement déplaisantes ne seraient sans doute pas tolérées. »

Anne Chaussebourg avait connu un sexisme plus ouvert à Paris Match : lors de l’élection présidentielle de 1974, le directeur de la rédaction avait annoncé que les reporters et les photographes seraient affectés en fonction des « goûts sexuels supposés » des candidats. « Je n’ai heureusement rien entendu de tel au Monde, où j’ai toujours eu l’impression d’être traitée de la même manière que mes collègues, explique-t-elle. Je me rappelle quand même qu’un jour, Barrillon, qui parlait de l’inflation, s’est tourné vers moi pour me demander si le prix des carottes avait augmenté : j’ai répondu qu’on ne m’avait sans doute pas engagée pour observer le prix des légumes sur les marchés. »

Chargée de suivre le Parlement, Anne Chaussebourg travaille, à l’époque, dans un monde politique encore très majoritairement masculin. « Je n’ai jamais été obligée de remettre un élu à sa place, sauf une fois : j’ai enlevé une main qui commençait à se balader, se souvient-elle. Ce monsieur qui est devenu ministre a ensuite été d’une correction totale. J’avais dit non, il avait entendu : je n’ai pas considéré cela comme une agression. Pour le reste, je n’ai pas le souvenir d’un climat sordide ou graveleux. Quand j’entends ce qui se dit aujourd’hui, je me dis qu’à l’époque j’étais soit aveugle, soit naïve – ou que j’ai une mémoire sélective ! »

Certaines journalistes embauchées dans les années 1970, 1980 et 1990 rapportent cependant des épisodes plus difficiles. L’une d’elles a reçu, en pleine nuit, à son domicile, des appels téléphoniques au cours desquels l’un de ses collègues mimait des râles ; une autre a dû repousser les avances d’un rédacteur en chef qui a tenté de l’embrasser à deux occasions différentes. Annonçant qu’elle était enceinte, une troisième, alors cheffe de service, a entendu le directeur adjoint de la rédaction lui rétorquer  d’un ton enjoué : « Je sais, j’ai vu que tes seins avaient grossi. » Toutes se sont tues. « J’étais pétrifiée et je ne savais pas à qui en parler », résume l’une d’elles.

Un même silence entoure, à l’époque, les inégalités salariales, d’autant que la loi n’impose pas encore la publication d’indicateurs précis sur les écarts entre les sexes. « J’étais secrétaire de la commission des salaires, et je voyais bien, quand j’examinais les dossiers au cas par cas, qu’il y avait des différences entre les rédactrices et les rédacteurs, mais, en l’absence de statistiques détaillées sur l’ensemble de la rédaction, il était difficile de mener une politique de rattrapage, explique Anne Chaussebourg. Mon salaire, lui aussi, était en retard sur celui de mes collègues masculins, mais je n’ai jamais rien demandé. »

Les inégalités salariales et les pesanteurs sexistes n’empêchent pas le mouvement de féminisation de progresser, dans les années 1990 et 2000, à la manière d’une grande marée, comme le constate, en 1994, dans un billet, l’une des premières femmes embauchées au journal, Claude Sarraute (1953). « Tiens, qu’est-ce qui se passe ? Je regarde d’un peu plus près : ça, par exemple ! C’est plus des mecs que j’ai en face de moi, c’est des nanas. Il y en a plein la rédaction, et je ne m’en étais même pas aperçue. Sans doute parce qu’elles s’habillent souvent unisexe : pull, jean et baskets. Et qu’elles écrivent pareil : correspondances de guerre, enquêtes et reportages menés de main de maître. »

Au fil des ans, les journalistes femmes s’implantent en effet dans tous les services : elles analysent les résultats des entreprises, elles chroniquent l’action du gouvernement, elles partent à l’étranger. « Au service International, leur présence a renouvelé le regard sur l’actualité, souligne l’éditorialiste Sylvie Kauffmann. Les correspondants écrivaient essentiellement sur la vie politique, la diplomatie et les guerres : les correspondantes ont ouvert le spectre en s’intéressant aussi à la vie des sociétés. Quand elles ont couvert les conflits armés, elles ont, de la même manière, raconté à la fois les affrontements militaires et les sociétés en guerre. »

Dans ces années 2000, les femmes gagnent la bataille de la féminisation – en 2002, Le Monde compte près de 40 % de rédactrices –, mais elles peinent encore à accéder au sommet de la hiérarchie du journal. Lorsque Sylvie Kauffmann devient la première directrice adjointe de la rédaction du Monde, en 2004, elle fait, au sein d’une équipe de cinq hommes, l’expérience difficile de l’isolement. « Je me sentais complètement à part, raconte-t-elle. L’ambiance de travail était infernale : l’exercice du pouvoir était fondé sur les rapports de force, ce qui créait beaucoup de tensions et de bras de fer inutiles. »

Sylvie Kauffmann tire de cette expérience une leçon : il faut féminiser plus largement les équipes de direction. « Parce que j’étais seule, je me faisais écraser si je ne jouais pas le jeu du rapport de force, poursuit-elle. J’avais donc adopté une ligne dure, contre mon gré, alors que je ne voulais pas diriger de cette manière. Je me suis dit : la clé, c’est d’être plusieurs. » L’occasion se présente en 2010, quand elle devient la première femme à diriger la rédaction. « Les candidatures féminines ne se bousculaient pas au portillon, mais j’ai été attentive à la mixité. Nous avons essayé de travailler autrement : le climat était beaucoup moins brutal. »

Dans ces années de conquête, la dernière forteresse masculine à prendre est la direction du journal : elle tombe trois ans plus tard avec l’accession de Natalie Nougayrède au poste de directrice – un mandat écourté par une grave crise de management. « C’était un choix de disruption fait par les actionnaires, Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, raconte Alain Beuve-Méry, qui était président de la Société des rédacteurs. Natalie Nougayrède faisait souffler un vent de modernité dans un monde où les directeurs de presse étaient souvent des hommes âgés : c’était une femme, elle était jeune, elle était reporter internationale, elle était trilingue français-anglais-russe. Sa nomination était une manière d’épouser son temps. »

Quatre ans plus tard, la tornade #metoo qui submerge la planète confirme à tous ceux qui en doutent encore qu’au Monde comme ailleurs les temps ont profondément changé. « Les vannes sont désormais ouvertes », proclame l’autrice du mot-clé #metoo, la militante américaine Tarana Burke, qui est désignée, en 2017, comme l’une des « personnalités de l’année » par le magazine Time. Le journal comprend vite que cette prise de parole planétaire est un tournant. « Face à ce mouvement qui était à la fois international et français, politique et sociétal, économique et culturel, il fallait innover », explique Luc Bronner, alors directeur de la rédaction.

Alors que le mot-clé envahit les réseaux sociaux, la direction décide de convoquer, boulevard Blanqui, une réunion au format inédit. Il ne s’agit ni d’une conférence de rédaction semblable à celle qui réunit quotidiennement les chefs de service, ni d’un comité de rédaction solennel qui débat des prises de position éditoriales : le seul ordre du jour de cette assemblée ouverte à tous est de parler librement du harcèlement sexuel. « L’affluence était très forte, et les journalistes qui ont pris la parole ce jour-là – des trentenaires, des femmes, des rédacteurs du Web – s’exprimaient souvent pour la première fois devant leurs collègues », raconte Hélène Bekmezian, alors rédactrice en chef adjointe du Monde.fr.

Dans ce climat sans précédent, la direction crée une task force, afin que #metoo devienne l’une des « priorités éditoriales des prochains mois ». Une trentaine de volontaires sont chargés d’enquêter sur les multiples facettes de ce que l’on appelle déjà la « troisième vague » du féminisme. « La task force était dirigée par deux femmes qui représentaient des générations et des parcours différents, poursuit Luc Bronner. Côté print, Sylvie Kauffmann, qui avait un parcours prestigieux à l’étranger ; côté Web, Hélène Bekmezian, plus jeune, qui avait une excellente connaissance des réseaux sociaux et nous avait alertés très tôt sur ce mouvement. »

Dans cette task force, comme dans la société française, se côtoient deux générations – et deux discours. « La parole des jeunes journalistes du Web était totalement centrée sur le harcèlement sexuel, le sexisme ordinaire, les violences sexuelles et sexistes, raconte Sylvie Kauffmann. J’ai compris, à l’époque, à quel point le discours féministe avait changé : il ne portait plus sur l’accès au monde du travail, l’égalité des salaires ou la parité dans les instances de direction, mais sur les relations entre les hommes et les femmes. C’était un tournant : ces nouvelles générations posaient de nouvelles questions. »

En 2018, une tribune met crûment en lumière ces différences d’approche. Signé par une centaine de femmes, dont Catherine Deneuve et Catherine Millet, ce texte qui critique, au nom de la « liberté d’importuner », le « puritanisme » de #metoo, soulève un tollé au sein de la rédaction numérique. « Les journalistes du print estimaient qu’il fallait le passer au nom de la liberté d’expression, alors que ceux du Web soulignaient qu’il était contraire à nos engagements éditoriaux et qu’il entravait notre travail, poursuit Hélène Bekmezian. Comment pouvait-on, disaient-ils, recueillir la parole de femmes qui souffrent de harcèlement tout en publiant une tribune niant cette souffrance ? »

Pendant un an, la task force réalise des dizaines d’enquêtes : elle travaille sur les plaintes visant Tariq Ramadan ou Gérald Darmanin, comme sur le monde de l’athlétisme ou les mouvements de jeunesse. « Elle s’est arrêtée, non parce que le mouvement était terminé, mais parce que la sensibilité à ces questions avait infusé dans toute la rédaction, analyse Hélène Bekmezian. Avant 2017, les violences sexuelles et sexistes étaient considérées comme des sujets marginaux, dévalorisés, peu prioritaires. Après #metoo, elles sont devenues un sujet journalistiquement intéressant, politiquement important et éditorialement légitime. »

Parce que ces enquêtes reposent souvent sur la confrontation de deux paroles, la task force se fixe des règles : les journalistes doivent rencontrer, dans la mesure du possible, les témoins à plusieurs, vérifier les récits dans les moindres détails, entendre le maximum de témoins et, en cas de doute, ne pas publier. Aujourd’hui encore, ces pratiques sont celles des journalistes qui écrivent sur #metoo. « Nous appliquons, dans notre travail, les règles traditionnelles des enquêtes d’investigation : la confrontation des témoignages, l’analyse des documents, le respect du contradictoire », précise Lorraine de Foucher.

La journaliste est attentive, dès le premier témoignage, à tous les « marqueurs de crédibilité ». « La parole des victimes s’accompagne souvent d’un envahissement émotionnel, elles peuvent avoir les mains qui tremblent, la voix qui se brise, la peau qui se couvre de plaques rouges. Il faut ensuite vérifier si des éléments étayent leur récit : le fait qu’elles aient parlé, à l’époque, à une amie, qu’elles aient quitté leur travail si les faits y avaient eu lieu, qu’elles aient développé des pathologies comme l’anorexie, les crises d’angoisse ou un syndrome de stress post-traumatique, ou que l’on constate une “sérialité”, plusieurs femmes qui, sans se connaître, racontent un même mode opératoire. »

Au journal, comme dans la plupart des collectifs de travail, #metoo suscite en retour beaucoup d’interrogations internes. Le Monde est-il irréprochable ? A-t-il ignoré des phénomènes de harcèlement sexuel ? Pratique-t-il vraiment l’égalité salariale ? Du côté des rémunérations, le rattrapage, en cette année 2017 qui marque l’avènement de #metoo, est en bonne voie : pour résorber les écarts de rémunération entre les sexes, la direction, depuis 2015, confie tous les ans à la commission des salaires deux enveloppes, l’une pour les augmentations traditionnelles au mérite, l’autre pour le rattrapage des inégalités hommes-femmes.

Ces mesures volontaristes portent rapidement leurs fruits. « L’enveloppe de rattrapage était un peu plus faible que la première, mais elle a constitué un accélérateur formidable, explique la représentante de la CFDT à la commission de l’époque, Sylvia Zappi. Elle a permis, au fil des ans, de mettre les salaires des femmes au niveau de ceux des hommes. La commission a travaillé finement, en prenant en compte les différences en fonction des métiers, des tranches d’âge et de l’ancienneté : personne n’a été oublié. » Au sein de la rédaction, l’écart des rémunérations moyennes, qui atteignait près de 20 % en 2002, tombe, en 2023, à 1,64 %.

Longtemps négligée, la lutte contre le harcèlement sexuel prend, elle aussi, de l’importance. « Après l’affaire Weinstein, la direction, sur proposition de la CFDT, a contacté le cabinet Egaé, qui propose aux entreprises des audits, de la formation et du conseil, poursuit Sylvia Zappi, référente sur les violences sexuelles et sexistes de 2019 à 2023. Leur première enquête, en 2020, a fait remonter huit cas d’agression. Aucun n’était connu des syndicats, ce qui démontrait la nécessité d’une cellule d’écoute spécifique. Le Monde a mis en place un numéro d’appel et des formations pour les manageurs, mais les violences et le sexisme, comme le montre la dernière enquête, n’ont pas disparu. »

Ces politiques d’égalité salariale et de lutte contre le harcèlement sexuel auraient sans doute stupéfié Yvonne Baby, la première femme cheffe de service au Monde (1971). Cette pionnière avait, selon la journaliste Claire Devarrieux, subi beaucoup d’« avanies machistes » au journal, mais à l’époque on ne parlait pas encore de violences de « genre » ou de discriminations « systémiques » – et les rares femmes qui travaillaient dans un monde d’hommes avaient appris à ne pas se plaindre. Année après année, centimètre par centimètre, les normes sur les relations hommes-femmes se sont largement déplacées – jusqu’à changer profondément, en quelques décennies, le visage du monde (et du Monde).

(Avec Sandrine Leconte, à la documentation du « Monde »)

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