Entre « Le Monde » et le cinéma français, une histoire de critiques

Pendant que la une du numéro 35 du Monde annonce l’encerclement de Berlin par les bataillons soviétiques menés par Joukov et Koniev, le mot « cinéma » apparaît pour la première fois dans le journal, à la troisième page d’une édition qui en compte quatre. Ce 27 janvier 1945, Jean Néry, premier titulaire de la rubrique, fait claquer un mot d’ordre en tête de son papier : « Pas de complexe d’infériorité. »

Alors que la production de films français s’est arrêtée depuis plusieurs mois, que les salles ne sont pas toutes ouvertes – à Paris, le Gaumont Palace a été transformé en centre d’accueil pour les prisonniers de guerre, dans tout le pays les cinémas adaptent leurs horaires au rythme imposé par le rationnement de l’électricité –, Jean Néry salue la sortie de deux films réalisés à Hollywood par des exilés français : Six destins, de Julien Duvivier, et Ma femme est une sorcière, de René Clair. Le journaliste s’inquiète pourtant de l’influence émolliente d’Hollywood sur les émigrés français : dans La Péniche de l’amour, d’Archie Mayo (1942), Jean Gabin lui paraît « affadi », et il lui semble que, en passant de la langue de Molière à celle de James Stewart, dans le film de Duvivier, Charles Boyer a « sacrifié un peu de sa virilité ». L’article se conclut sur une profession de foi : « Si nous sommes prêts à attendre du dehors quelques enseignements, nous devons surtout nous efforcer de conserver à notre production cinématographique rénovée son caractère typiquement français. »

Jean Néry quittera Le Monde pour Franc-Tireur quelques mois plus tard. Pourtant, ce petit texte esquisse, face au cinéma, une ligne éditoriale qui restera constante à travers les décennies : sollicitude inquiète face aux conditions de la production nationale, attention et exigence accrues pour les films français. Du combat pour la survie face au raz de marée des films hollywoodiens, provoqué par les accords franco-américains Blum-Byrnes de 1946, aux angoisses existentielles nées des surgissements simultanés de la pandémie et des plates-formes de streaming, Le Monde a surveillé le cinéma français comme le lait sur le feu.

Parallèlement, après quelques années de balbutiements, le journal trouve sa place sur l’échiquier critique, sous la houlette de Jean de Baroncelli, qui exerce de 1952 à 1983 – de La Fête à Henriette, de Julien Duvivier, à L’Argent, de Robert Bresson. La tempérance des arguments de Baroncelli, son ton déjà désuet à l’époque (« On éprouve de la sympathie pour une ravissante personne », dit-il de Brigitte Bardot à la sortie, en 1956, de Et Dieu… créa la femme) font passer comme en contrebande une disposition remarquable à accepter la radicalité et l’innovation.

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