Jamais, depuis deux générations, une époque n’a fourni simultanément autant de motifs de colère et de crainte que la nôtre. Entre l’état du monde et celui de la société, entre les guerres et les injustices sociales, entre la folie de certains dirigeants, l’impuissance des politiques, l’essor de nationalismes, le défaitisme climatique et la panne d’idées constructives, une liste des raisons de s’indigner pourrait abreuver la totalité de cette chronique. Si l’impression d’avoir atteint un sommet en la matière peut prévaloir, la montée de la « colère » comme thème de débat politique et angle de traitement médiatique s’est étalée sur deux décennies, comme en témoigne, par exemple, l’augmentation spectaculaire de l’occurrence de ce mot dans les titres du Monde.
Voici quinze ans déjà, le regretté Stéphane Hessel, ancien résistant et déporté, déclenchait l’enthousiasme avec sa brochure Indignez-vous !, qui appelait à refuser la xénophobie, le grignotage des droits sociaux et la « dictature » des marchés financiers. En 2017, les « insoumis » de Jean-Luc Mélenchon se donnaient le mot d’ordre d’« aller chercher la colère des gens ». Vecteur de changements sociaux depuis la nuit des temps, l’indignation peut être mise au service du progrès.
« Lorsque la colère s’appuie sur des arguments moraux, exprime des normes et s’inscrit dans un contexte d’injustices récurrentes, elle peut avoir un puissant effet de transformation collective (…). Les grands mouvements de protestation sont souvent déclenchés par un grief personnel auquel d’autres personnes s’identifient ensuite », écrit Eva Illouz qui, dans Explosive modernité. Malaise dans la vie intérieure (Gallimard, 448 pages, 24 euros), analyse le lien entre nos émotions et les soubresauts du monde.
La multiplication des sujets d’indignation peut être vue comme une évolution positive puisqu’elle reflète la diffusion de la culture démocratique de l’égalité et le refus des discriminations. Ainsi le fossé entre les promesses de la devise républicaine et la réalité vécue, la trahison de la méritocratie, alimentent le flot des colères légitimes. De même que la multiplication des fortunes insensées et protégées, alors que se répand la précarité des modes de vie, du travail et des revenus, encore amplifiée par les algorithmes. Que notre intolérance à l’intolérable ait diminué paraît plutôt une bonne nouvelle.