« J’aimerais qu’un grand écrivain décrive les souffrances psychiques et physiques de millions de juifs livrés aux bourreaux allemands, le transport des foules jusqu’aux lieux d’exécution, leur agonie sophistiquée dans les chambres à gaz. » Rachel Auerbach (1899-1976) écrit cette phrase en 1943, alors qu’elle vient de quitter le ghetto de Varsovie en proie à la liquidation par les nazis. Elle poursuit dehors un travail inlassable de témoignage commencé dedans en 1941, à la demande d’Emanuel Ringelblum (1900-1944), le principal artisan des archives clandestines du ghetto. Son sentiment d’impuissance l’empêche à ce moment-là de savoir qu’elle est elle-même ce « grand écrivain » capable de proposer une histoire sensible de ces souffrances et de ce crime.
Il n’y eut que trois survivants du groupe d’archivistes « Oyneg Shabbos » (« joie du shabbat », ainsi nommé car ses membres se réunissaient en cachette le jour de shabbat), dont Rachel Auerbach. Comme Ringelblum, cette ancienne journaliste accomplissait aussi une importante mission auprès de l’entraide sociale en s’occupant d’une cantine pour intellectuels nécessiteux. Le premier journal qu’elle tient, en 1941-1942, est en grande partie consacré à la description de son travail, aux résonances du « chant de la famine » qui forme la bande-son des rues qu’elle fréquente, aux portraits des morts auxquels elle offre une stèle et une mémoire. Elle consigne ses rêves quand ceux-ci sont révélateurs du destin commun, elle parle de son apathie ou de son angoisse : « comme un baromètre », son corps et son esprit réagissent à chaque changement d’atmosphère. Mais son journal n’a rien d’intime, au sens courant qu’on donne à ce terme. Il est porté de bout en bout par une conscience aveuglante de la nécessité de témoigner.