Des immeubles abandonnés, des avenues et des rues désertes, une immense plage quasi vide. Tourner la tête dans tous les sens est vain. Pas un habitant, pas une boutique ouverte, pas même une terrasse de café sous ce ciel lourd. Solitude et désolation. Au bord d’une mer de rêve, Varosha est une cité fantôme traversée de coulées d’asphalte enserrées d’herbes folles, de maisons aux vitres brisées et de murs lépreux. A peine si les grandes enseignes des hôtels encore debout, les noms clinquants des boîtes de nuit et les magasins « Souvenirs » rappellent que, il y a cinquante ans, l’endroit était considéré comme le « Copacabana » de la Méditerranée pour son sable fin et son cadre en forme de demi-lune.
En vingt-quatre heures, le 20 juillet 1974, les 32 000 habitants de cette station balnéaire, située dans l’est de Chypre, ont fui l’avancée des troupes turques qui envahissaient le nord de l’île. Vingt-quatre heures à peine et aucun retour en vue depuis. Figée dans le silence, strictement encadrée par l’armée turque, Varosha a fini par cristalliser à elle seule la douleur des Chypriotes grecs. Une plaie ouverte qui, sur près de 180 kilomètres, suinte d’est en ouest de l’île pour former une ligne de front – la « ligne verte », selon la terminologie officielle – entre le Nord turc et le Sud grec, divisant Chypre en deux.
Lorsque le président turc, Recep Tayyip Erdogan, annonce, en 2020, son intention de venir y pique-niquer, la communauté grecque dénonce une provocation. Plusieurs milliers de Chypriotes turcs, partisans d’un rapprochement avec le Sud, ont même défilé dans les rues de Lefkosa, la partie turque de la capitale Nicosie, aux cris de « Pas de pique-nique sur la douleur des autres ! » Lorsque, un an plus tard, le chef de l’Etat se rend dans la cité maudite, les protestations redoublent. On rappelle que le Conseil de sécurité de l’ONU avait exigé qu’« aucune action ne [devait] être prise à propos de Varosha », que la ville était placée sous l’administration onusienne et ne pouvait être, en aucun cas, repeuplée.
Mais rien n’y fait. Décidé à rouvrir quelques rues et bâtiments, sans concertation préalable avec Nicosie, le président turc a permis l’accès au public de parcours pédestres balisés entre les ruines. Deux bâtiments au moins, cachés par de hautes bâches, ont été en partie rénovés et occupés par des militaires turcs. Une petite salle de prière, dans une vieille maison traditionnelle, accueille les rares ouvriers et travailleurs alentour. Deux parcelles de la plage ont été réservées aux baigneurs, cerclées de hauts grillages. Des visites sont même autorisées, où familles grecques et turques se croisent sans vraiment se rencontrer, plongeant l’île tout entière dans un malaise que le temps ne fait qu’accroître.