La mode vivra un moment historique en 2025. En septembre et en octobre, lors des fashion weeks de Milan et de Paris, d’importantes maisons vont présenter le premier défilé de leur nouveau directeur artistique : Dior, Chanel, Gucci, Balenciaga, Loewe, Bottega Veneta, Versace, Jil Sander, Jean Paul Gaultier, Mugler. Un tel renouvellement ne s’était pas vu depuis près de vingt ans. En attendant le séisme de la rentrée, la haute couture automne-hiver 2025-2026, présentée du 7 au 10 juillet à Paris, semble très calme.
En nombre de défilés, ce cru est normal : on en compte 27, soit un de moins que la saison dernière. L’équilibre est maintenu parce que de petites marques sont revenues dans le calendrier, comme Adeline André ou Ardazaei, mais plusieurs grands noms manquent à l’appel. Chez Dior, Jonathan Anderson n’a été officiellement nommé que début juin, et il présentera son premier essai haute couture en janvier 2026. C’est aussi le cas de Duran Lantink chez Jean Paul Gaultier, arrivé en avril. En l’absence de directeur artistique, Fendi fait l’impasse sur le défilé haute couture depuis trois saisons. De son côté, Valentino n’en présente qu’un par an, en janvier.
Et même parmi ceux qui restent fidèles au rendez-vous, l’excitation n’est pas à son comble. Chanel montre la dernière collection dessinée par le studio avant que Matthieu Blazy ne prenne la main. Balenciaga présente l’ultime show de Demna, qui a été choisi pour redresser Gucci, et qui, au vu des enjeux, doit être plus occupé à préparer l’avenir qu’à ressasser son passé. La seule véritable nouveauté consiste dans le premier défilé de Glenn Martens pour Maison Margiela, qui aura lieu mercredi 9 juillet.
Heureusement, la haute couture parisienne peut compter sur quelques fidèles éléments capables de la dynamiser. A commencer par Schiaparelli, qui ouvre toujours le bal, le lundi matin. Les défilés de l’Américain Daniel Roseberry relèvent souvent du spectacle. Cette fois encore, devant l’entrée du Petit Palais, une foule de curieux observe la montée des marches, comme à Cannes. Parmi les clientes en tenue d’apparat et la poignée de stars qui se font photographier, la chanteuse Cardi B pose dans une robe en perles dont les épaules en pointe lui remontent au-dessus de la tête, accompagnée d’un corbeau en laisse.
La surenchère mondaine est un outil dont se servent parfois les marques pour combler le manque d’inspiration du designer, mais pas ici. Daniel Roseberry livre une collection particulièrement réussie – il avait pourtant eu la main lourde pour les deux précédentes en s’adonnant à une vision superlative de la haute couture. Là, tous les looks sont monochromes, et la plupart sont noirs. Le défilé s’ouvre sur un tailleur en laine sèche brodée, avec une jupe crayon, un chapeau en feutre, des escarpins en satin. L’élégance de l’avant-guerre est à peine décalée par la broderie d’un motif palmier en lamé sur la veste. Et l’avalanche de perles noires sur la coiffe.
Le remodelage du corps féminin à travers le vêtement, signature de Daniel Roseberry, gagne en légèreté, avec des épaulettes posées à l’extérieur de la veste, comme une carapace flottante autour du corps. Le surréalisme, qui fait partie des caractéristiques de la maison, est signifié de manière frappante à travers des silhouettes en trompe-l’œil, en particulier une robe fourreau dont le dos, moulé, reproduit fidèlement la forme des seins, des côtes et du nombril ; un collier en forme de cœur humain en strass rouge agité par des pulsations mécaniques complète l’ensemble.
« Longtemps, je me suis tenu éloigné des archives, mais avec la future exposition au Victoria and Albert Museum [à Londres, en 2026], je peux m’y plonger », explique le designer, qui s’est imprégné d’images en noir et blanc d’Elsa Schiaparelli dans les années précédant la seconde guerre mondiale. Le parallèle avec les années 1930 ne concerne pas seulement le style : « J’ai l’impression étrange que nous sommes à la veille d’un bouleversement majeur. Je ne parle pas seulement de géopolitique, mais aussi dans notre propre secteur. Je voulais que cette collection ressemble un peu à un adieu avant la restructuration », résume Daniel Roseberry.
Iris van Herpen, qui a présenté son défilé juste après Schiaparelli, s’en sert aussi pour exprimer sa perception du monde actuel. Mais, chez elle, le propos est lié à l’environnement. « La collection parle de notre relation à l’océan, qui est l’écosystème le plus important de notre planète et dont dépend l’air que nous respirons, mais qui est en mauvais état. C’est une invitation à réagir », explique la designer néerlandaise, dont les convictions écologiques nourrissent profondément la création en matière de mode.
Son show prend place à l’Elysée-Montmartre, une salle de concerts où les jeux de lumière permettent de souligner ses expérimentations scientifiques autour du vestiaire. Le premier look est une étonnante robe phosphorescente couverte d’un motif évoquant un squelette, qui, de loin, ressemble un peu à du silicone. Il ne s’agit pas de plastique, mais d’une fibre nouvelle fabriquée à partir de 125 millions de Pyrocystis lunula, des algues bioluminescentes. « C’est la première fois que l’on crée un vêtement à partir d’une matière vivante, qui nécessite des soins particuliers. Les algues sont comme les humains : elles ont besoin de huit heures de sommeil, de lumière naturelle et de températures adaptées », détaille la créatrice, qui s’est associée pour ce projet avec le biodesigner Chris Bellamy.
Les autres looks, taillés dans des matériaux inanimés mais étonnants (fibre à base de protéines fermentées ou de carbone), évoquent l’océan de diverses manières. Des tenues structurées par des armatures souples donnent de l’ampleur et du mouvement à des voiles transparents qui ondulent comme les flots au rythme des pas. Des robes boules translucides prennent la lumière comme les ombrelles des méduses. Une stupéfiante robe en soie drapée et figée dans de la résine, qui se déploie largement autour du corps, a la forme d’une vague en suspension. « Je vois ce défilé comme une première étape vers une collaboration plus étroite entre la science et la mode », commente Iris van Herpen, qui n’en finit pas de surprendre.
Chanel, qui a défilé le mardi 8 juillet, s’intéresse aussi à la nature. Mais, pour la maison de la rue Cambon, l’heure n’est pas à l’innovation : ce show est le dernier élaboré par le studio avant que Matthieu Blazy ne dévoile sa vision. Comme les saisons précédentes, qui évoquaient le ruban ou la palette chromatique de Gabrielle Chanel, le studio continue d’explorer les fondamentaux de la marque. L’inspiration vient cette fois d’une phrase de Paul Morand, qui, dans son livre L’Allure de Chanel (Hermann, 1976), qualifiait la couturière de « bergère », en référence à ses origines campagnardes et à la sobriété de son style.
Et ce sont effectivement des bergères de luxe qui arrivent dans le salon d’honneur du Grand Palais, où Chanel a reconstitué les salons haute couture de son adresse historique du 31, rue Cambon, beige de la moquette aux banquettes en passant par les murs tendus de rideaux. Pour reproduire l’effet pastoral, les mannequins portent de fausses fourrures composées de plumes, de fleurs, de brins de laine et de tweed. Les épis de blé, que la créatrice originelle considérait comme un porte-bonheur, parcourent toute la collection : en plumes tressées dans la mousseline des volants d’une robe noir et blanc à bretelles, brodés au décolleté de la robe de mariée, ou sur les boutons bijoux.
Le studio a voulu évoquer le grand air, traduire l’aisance que procuraient les vêtements souples de la fondatrice en chaussant les mannequins de grandes bottes, portées avec des tailleurs en tweed, mais aussi avec de délicates robes en soie brodées de perles ou des jupons volantés. La palette de couleurs évoque parfois la forêt et le soleil couchant, mais surtout le noir et blanc signature de Chanel.
Dans cette collection qui cherche à célébrer la nature, on voit finalement plutôt une ode aux codes de la maison. On devine que, pour le studio, chargé de gérer la phase de transition entre deux designers, il est difficile de s’écarter de l’ADN si puissant de Chanel, qui fait sa force mais qui doit être bousculé pour rester en phase avec l’époque. C’est tout l’enjeu de la nomination de Matthieu Blazy : le designer de 41 ans pourrait, dans une proposition plus mode, injecter une dose d’éphémère et d’extraordinaire à une maison qui, aujourd’hui, n’ose plus vraiment faire évoluer son identité.