« Ce n’est pas toujours évident d’aller les uns chez les autres, reconnaît volontiers le père Jean-François Bour. Et je suis très heureux que des jeunes musulmans osent venir dans un lieu clairement d’identité chrétienne. » Pour le directeur du Service national pour les relations avec les musulmans à la Conférence des évêques de France, qui a écrit une tribune, le 5 juillet, dans Le Monde pour faire « entendre l’inquiétude » des musulmans face à l’extrême droite, si le dialogue interreligieux peut parfois sembler « naïf », cette année particulièrement l’enjeu est « fort ».
Chaque année depuis 2017, la communauté monastique œcuménique de Taizé organise des rencontres d’amitié islamo-chrétienne. Pendant une semaine, une centaine de jeunes venus de la France et du monde entier sont invités à assister aux prières des uns et des autres et à échanger autour de thématiques comme la fraternité ou la miséricorde. L’occasion pour les jeunes d’entamer un dialogue décomplexé. Et ce, dans le contexte tendu, avec la guerre à Gaza depuis le 7 octobre 2023, et les élections législatives. Taizé prend des airs de refuge.
« Je n’étais jamais rentré dans une église et, avant aujourd’hui, je n’avais jamais discuté de cette façon avec un chrétien, témoigne Rayan, 19 ans, venu avec un groupe de la mosquée de Massy (Essonne). Sur les réseaux sociaux, on voit beaucoup de débats d’ego entre religions mais sans aucune volonté de comprendre l’autre. À Taizé, il y a une vraie volonté de s’instruire. » « Aujourd’hui par exemple, j’ai porté un qamis toute la journée et je n’ai senti aucun regard. À Paris, on m’aurait dévisagé », raconte le jeune étudiant « agréablement surpris » par cette expérience interreligieuse.
« À Taizé, tu n’es pas chrétien, musulman, juif, tu es d’abord toi-même, tu es un adorateur de Dieu, renchérit son ami Younès, 20 ans. Dans l’espace médiatique, j’ai l’impression qu’on parle beaucoup de nous les musulmans mais sans jamais parler avec nous. Ici, c’est la première fois que je peux expliquer ce que c’est d’être musulman pour moi. »
Organisateur de ces journées d’amitié islamo-chrétienne, frère Jean-Jacques fait le constat que, « ici, ils sont étonnés de pouvoir être eux-mêmes sans avoir à se défendre ». « Notre objectif, c’est que chacun reconnaisse la profondeur de la foi de l’autre et qu’ils s’estiment mutuellement », poursuit le religieux, qui espère que ces événements créent « des amitiés réelles ».
Marion, 25 ans, et Ilyas, 24 ans, se sont rencontrés l’année dernière à Taizé durant la semaine interreligieuse. Elle, catholique, lui, musulman, ils ont créé avec d’autres jeunes un groupe WhatsApp pour organiser des événements interreligieux afin d’entretenir la dynamique, à Lille, d’où ils sont tous les deux originaires.
« Nous nous sommes rendu compte pendant ces rencontres qu’on se comprenait mutuellement, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Ce n’était pas possible de vivre ça pendant une semaine et de faire comme si de rien n’était en revenant chez nous », défend Ilyas, étudiant en droit.
« Comme un groupe de potes », cette conversation WhatsApp informelle possède néanmoins quelques règles : « Pas de prosélytisme, le but n’est pas de convaincre les autres. » « Nous sommes d’abord là pour partager notre expérience de croyant », explique Marion. Entre la situation à Gaza et les tensions politiques en France, le groupe s’est tenu à l’écart de ces sujets clivants pour insister sur l’essentiel : « l’importance de souder nos liens ». « Nos rencontres sont déjà politiques en soi », souligne Marion.
D’ailleurs, la jeune femme, qui travaille dans la communication, sait bien que ce dialogue ne fait pas toujours l’unanimité. « Certains catholiques m’ont déjà reproché de faire de l’interreligieux. On m’a même demandé : “Tu préfères les musulmans ou Jésus ?” J’en ai eu les larmes aux yeux », confie-t-elle.
Sherin, musulmane de 24 ans, cofondatrice de l’antenne allemande de Coexister, une association « interconvictionnelle », admet elle aussi éprouver des difficultés. Après l’attaque du 7 octobre et dans un contexte de montée de l’extrême droite dans son pays, certains membres de l’association ont eu peur d’organiser des réunions. « On a réfléchi et finalement on s’est dit qu’il était absolument primordial de continuer cette année, raconte-t-elle. C’est en rencontrant d’autres personnes qu’on déconstruit des préjugés. »
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Abdelaziz El Magrouti, imam à Lille
« Ces dernières semaines ont été compliquées. Nous vivons une stigmatisation galopante qui met en péril les relations interreligieuses, et humaines de manière générale. Cette semaine de rencontre islamo-chrétienne va à contre-courant de ce triste climat. À Taizé, nous apprenons à nous découvrir, cela apaise les relations et donne envie d’aller vers l’autre. À l’annonce des résultats des élections législatives, nous avons ressenti un immense soulagement. Mais c’est un sursis. Les problèmes de fond ne sont pas réglés. Avec ce type d’initiative, on peut commencer à les traiter. »