L’anarchisme individualiste, ce courant où Victor Serge a fait son éducation politique, s’est notamment distingué par le rôle-clé que les femmes y ont joué. Des femmes « qui ont réfléchi, écrit et participé à des expériences de vie alternative », note Anne Steiner dans son beau livre intitulé Les En-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Epoque » (L’Echappée, 2008). Parmi celles-ci, la plus éminente et la plus attachante est sans doute Rirette Maîtrejean.
Cette militante libertaire n’est pas une inconnue. Quiconque s’intéresse à l’histoire de l’anarchisme a entendu parler d’elle. Ses souvenirs ont été publiés par les éditions bretonnes La Digitale. On peut même entendre sa voix solide et émue dans un podcast de France Culture (« Rirette Maîtrejean, l’insoumise », 2020). Mais le livre de Claudio Albertani apporte néanmoins un éclairage nouveau sur cette figure importante, qu’on présente trop souvent comme « la femme de Victor Serge », alors qu’elle fut bien plus que cela.
C’était d’abord une intellectuelle comme le mouvement ouvrier pouvait jadis en former. Née en 1887 dans une famille de Corrèze où l’on travaille la terre de génération en génération, Anna Henriette Estorges est la fille d’un maçon qui tient à ce qu’elle étudie. Quand il meurt, celle qui rêve de devenir institutrice doit renoncer. Plutôt que de se marier, comme sa mère le lui conseille, cette petite brune au regard sagace préfère monter à Paris et vivre sa vie. Elle n’a pas 17 ans, connaît la précarité, gagne quelques sous en faisant de la couture.