C’est l’histoire d’un homme de 47 ans, pilote de ligne, en bonne santé, sans antécédents médicaux notables. Durant l’été 2024, il part camper avec sa femme et ses enfants. Après une journée passée dehors, la famille dîne vers 22 heures. Ce soir-là, fait inhabituel, ils mangent du steak de bœuf, leur viande habituelle étant plutôt le poulet.
À deux heures du matin, cet homme se réveille car il a mal au ventre. Il se tord de douleur. Il a de la diarrhée, puis vomit à plusieurs reprises. Deux heures plus tard, les symptômes s’apaisent et il parvient à se rendormir.
Le lendemain matin, il se sent suffisamment bien pour marcher huit kilomètres et prendre un petit déjeuner. En évoquant l’épisode terriblement douloureux avec sa femme, ils envisagent un instant de consulter un médecin, mais renoncent, ne sachant pas vraiment comment décrire ce qu’il s’est passé. « Que pourrions-nous dire ? », plaisante-t-il, tout en confiant à son fils : « J’ai vraiment cru que j’allais mourir cette nuit ».
Deux semaines plus tard, de retour chez eux dans le New Jersey, il se rend avec son épouse à un barbecue. Il mange un hamburger aux alentours de 15 h. De retour à la maison, il tond la pelouse pendant environ une heure. À 19?h, il se sent toujours bien lorsque sa femme quitte la maison.
Vingt minutes plus tard, leur fils appelle, affolé : « Papa est encore malade ». Il le découvre quelques instants après, gisant inconscient sur le sol de la salle de bain, entouré de vomi. Le jeune homme alerte les secours à 19h37 et entame aussitôt les manœuvres de réanimation. Les équipes d’urgence les poursuivent sans relâche pendant près de deux heures, y compris durant son transfert à l’hôpital. Rien n’y fait. Le décès est prononcé à 22 h 22.
L’autopsie ne retrouve rien de particulier, notamment aucune lésion cardiaque, respiratoire ou neurologique. La conclusion officielle est : « mort subite inexpliquée ». Souhaitant comprendre ce qui avait emporté son mari, sa femme demande conseil à une amie médecin. Ensemble, elles contactent le service d’allergologie et d’immunologie de la faculté de médecine de Virginie pour lui envoyer un échantillon de sang post-mortem à des fins d’analyse.
Le 7 avril 2025, les examens immunologiques révèlent la présence d’anticorps IgE dirigés contre le galactose-?-1,3-galactose, un enchaînement de deux sucres simples, deux galactoses. Ce motif sucre est communément appelé alpha-gal.
Le dosage post-mortem de la tryptase, marqueur biologique des réactions anaphylactiques, atteint une valeur extrêmement élevée, observée dans les cas d’anaphylaxies fatales. Il s’agit donc d’une mort par réaction allergique sévère.
Vient alors la question essentielle : d’où vient cette sensibilisation à l’alpha-gal ? L’anaphylaxie a débuté quatre heures après l’ingestion de bœuf, ce qui correspond au mode de déclenchement caractéristique d’une allergie particulière, le « syndrome alpha- gal », lié à des morsures de tiques.
Interrogée par l’équipe soignante, l’épouse indique que son mari a déjà été mordu par des tiques, mais pas cette année. Elle précise toutefois qu’au début de l’été, il avait présenté douze ou treize piqûres qu’ils attribuaient à des « chiggers » localisées autour des chevilles et responsables de papules très prurigineuses, autrement dit de petits boutons surélevés qui démangent intensément. Dans l’est des États-Unis, ce que beaucoup désignent par ce terme correspond en réalité aux larves de la tique Lone Star (Amblyomma americanum), qui ne sont pas spontanément reconnues comme des tiques, mais mordent bel et bien les humains. Elles sont connues pour pouvoir induire une sensibilisation à l’alpha-gal.
Le syndrome alpha-gal est une allergie due à la production d’anticorps IgE dirigés contre un sucre naturellement présent dans la viande de mammifères. Or, certaines tiques, notamment la Lone Star, injectent lors de leur morsure ce même sucre, l’alpha-gal, présent dans leur salive. L’organisme humain se met alors à fabriquer des immunoglobulines IgE dirigés contre l’alpha-gal. Par la suite, lorsque la personne consomme de la viande contenant ce même sucre, ces IgE spécifiques peuvent déclencher une réaction allergique retardée, parfois plusieurs heures après le repas, pouvant aller jusqu’à l’anaphylaxie.
Ce décès, survenu dans la banlieue du New Jersey durant l’été 2024, est le premier cas documenté de décès par anaphylaxie liée au syndrome alpha-gal, survenu plusieurs heures après l’ingestion de viande de mammifère.
Ce cas clinique dramatique montre que des douleurs abdominales intenses, sans autre symptôme témoignant d’une réaction allergique - tels qu’une éruption cutanée ou une gêne respiratoire soudaine - peuvent être les signes d’une anaphylaxie sévère. Ce type de réaction digestive, survenant de façon retardée après consommation de viande, n’est pas reconnu spontanément par la personne comme une allergie.
« Même si le premier épisode a effrayé le patient, ni lui ni sa femme ne l’ont considéré comme étant une anaphylaxie, et ils n’ont donc pas fait le lien entre la douleur et le bœuf consommé 4 heures plus tôt. Ainsi, il n’avait aucune raison d’éviter de manger un hamburger deux semaines plus tard », déclarent Thomas Platts-Mill et ses collègues dans leur article publié le 12 novembre 2025 dans The Journal of Allergy and Clinical Immunology : In Practice.
Au-delà de ce cas clinique dramatique, il est impératif d’en revenir à l’histoire de la découverte de ce syndrome, étonnante à plus d’un titre.
Tout commence, de façon inattendue, avec la survenue de réactions allergiques lors de l’administration intraveineuse d’un nouveau médicament anticancéreux, le cétuximab, un anticorps monoclonal spécifiquement dirigé contre le récepteur du facteur de croissance épidermique (EGFR). En mars 2006, cet anticorps monoclonal est homologué dans le traitement des cancers de la tête et du cou ainsi que du cancer colorectal métastatique.
Très rapidement après la mise sur le marché du cétuximab, plusieurs centres cliniques du sud-est des États-Unis, en particulier en Caroline du Nord, au Tennessee, en Arkansas, au Missouri et en Virginie, signalent un nombre anormalement élevé de réactions allergiques sévères lors de la première administration. Certaines de ces réactions, très sévères, ont même été mortelles.
Devant ces événements atypiques, plusieurs équipes d’oncologie sollicitent l’aide de l’allergologue Thomas Platts-Mills de l’université de Virginie.
Pour enquêter sur ces réactions inattendues, les chercheurs développent un test pour mesurer les IgE spécifiques du cétuximab, en partenariat avec les laboratoires pharmaceutiques concernés (ImClone Systems/Bristol-Myers Squibb). Ils analysent alors des dizaines d’échantillons de sang prélevés avant le traitement. Le résultat est surprenant : on détecte dans le sérum de tous les patients ayant réagi sévèrement à la première perfusion de cétuximab des IgE spécifiques dirigés contre ce médicament. En d’autres termes, ils possédaient tous, avant toute exposition au médicament, des IgE préexistantes dirigées contre le cétuximab.
En immunologie, on parle d’« épitope » pour désigner la petite région d’une molécule reconnue par un anticorps. Les analyses immunologiques vont révéler que la cible des IgE dirigées contre le cétuximab, autrement dit l’épitope, correspond à l’alpha-gal. Ce motif se trouve dans la région Fab (fragment antigen binding) de l’anticorps, qui permet à l’anticorps de se fixer à l’antigène.
L’allergie au cétuximab s’explique donc par la présence préalable d’IgE dirigées contre l’épitope alpha-gal. C’est ce motif, reconnu par le système immunitaire, qui induit une réponse en anticorps chez ses patients n’ayant jamais reçu du cétuximab auparavant.
Cette découverte, issue d’une enquête sur un mystérieux problème d’allergie médicamenteuse, va curieusement ouvrir la voie à la compréhension du syndrome alpha-gal, une allergie retardée à la viande de mammifère.
Pour produire le cétuximab, on utilise en laboratoire des cellules de souris qui, en plus de fabriquer l’anticorps, y ajoutent naturellement des sucres à sa surface lors d’un processus dit de glycosylation. On a plus tard découvert que cette lignée cellulaire murine incorpore en grande quantité un sucre particulier : l’alpha-gal.
Lorsque le cétuximab a été produit dans une lignée cellulaire de hamster, l’anticorps obtenu possédait exactement les mêmes propriétés anticancéreuses que celui fabriqué dans des cellules de souris. Cependant, il n’était plus du tout reconnu par les anticorps IgE des patients allergiques. Cette observation a montré que la cible des IgE n’était pas l’anticorps lui-même, mais les sucres ajoutés par les cellules de souris lors de la glycosylation.
Des analyses ont ensuite révélé que seuls les patients qui possédaient déjà dans leur circulation des anticorps IgE dirigés contre l’alpha-gal réagissaient violemment au cétuximab. Les autres ne présentaient aucune réaction allergique lors du traitement. Cette observation a marqué un tournant majeur : c’est la première démonstration qu’un glucide, et non une protéine, peut à lui seul déclencher une réaction allergique impliquant les IgE. Jusqu’alors, les IgE dirigées contre des sucres étaient considérées comme peu ou pas importantes sur le plan clinique.
L’alpha-gal est un sucre présent à la surface des cellules de nombreux animaux, notamment chez les mammifères comme la vache, le porc ou l’agneau. Sa synthèse repose sur une enzyme dont le gène existe encore chez l’être humain, mais sous une forme inactive. Ce gène, qui est devenu ce qu’on appelle un pseudogène après au moins deux mutations survenues il y a environ 28 millions d’années, constitue un vestige évolutif. Les raisons de cette perte restent inconnues, mais le fait que ni l’humain ni les grands singes n’expriment l’alpha-gal suggère un avantage sélectif ancien.
Pour le système immunitaire humain, l’alpha-gal est donc perçu comme un élément étranger. En réaction, l’organisme fabrique spontanément des anticorps naturels anti-alpha-gal : des IgM, IgA et IgG. Les anticorps IgM sont les premiers produits. Ils interviennent rapidement lors d’un contact avec un antigène étranger. Les IgG apparaissent par la suite, protégeant dans la durée. Quant aux IgA, ils jouent un rôle de barrière, notamment au niveau de la muqueuse intestinale. Cette production en anticorps est vraisemblablement entretenue par les bactéries du microbiote intestinal qui exposent le corps, de manière continue, à l’alpha-gal. Il faut savoir que ces anticorps sont si nombreux qu’ils représentent environ 1 % du total des immunoglobulines G circulantes, ce qui en fait le seul anticorps largement présent naturellement chez l’être humain.
Dès les premiers mois de vie, l’enfant commence à fabriquer des anticorps dirigés contre l’alpha-gal : d’abord des IgM, puis progressivement des IgG et IgA jusqu’à atteindre, vers 2 à 4 ans, les niveaux observés chez l’adulte. Cette production est physiologique. Elle contribue à la tolérance alimentaire vis-à-vis de l’alpha-gal présent dans la viande.
Sur le plan structural, l’alpha-gal présente une ressemblance avec l’antigène du groupe sanguin B (fructose-galactose-?-1,3-galactose). Cette similarité explique que les personnes sensibilisées produisent des IgE capables de réagir à la fois contre l’alpha-gal et contre l’antigène B. Cette réaction croisée ne s’observe toutefois pas chez les personnes des groupes sanguins B ou AB, pour qui l’antigène B est reconnu comme un élément du « soi ». Être du groupe B semble conférer une forme de protection relative. En d’autres termes, les individus du groupe B seraient moins enclins à développer le syndrome alpha-gal (SAG).
Peu après avoir établi que les réactions graves au cétuximab étaient dues à l’alpha-gal, les chercheurs ont émis l’hypothèse que ce même épitope pouvait expliquer certaines allergies alimentaires chez l’adulte, en particulier après consommation de viande rouge.
Avant 2006, l’équipe de Thomas Platts-Mills, à l’université de Virginie (Charlottesville), avait déjà reçu en consultation plusieurs patients devenus soudainement allergiques à la viande à l’âge adulte. Tous décrivaient un délai exceptionnellement long, parfois plusieurs heures, entre l’ingestion et les premiers symptômes. Ce caractère retardé était très inhabituel pour une allergie, tout comme le fait que les tests cutanés traditionnels réalisés avec de la viande donnaient des réponses très faibles, loin des signes classiques observés en cas de réaction allergique immédiate.
Face à ces tableaux cliniques déroutants, les allergologues ne pouvaient que s’interroger : comment expliquer qu’une personne puisse développer tardivement une allergie à unaliment consommé sans le moindre problème pendant des années ?
En 2007, l’équipe de Charlottesville se penche sur les IgE dirigées contre l’alpha-gal, déjà identifiées chez des patients ayant réagi au cétuximab. Ils découvrent alors que tous les patients présentant des réactions retardées après consommation de viande rouge possèdent ces IgE spécifiques.
Lors de la présentation de ces premiers résultats dans un congrès à Kansas City (Missouri), un médecin, Barrett Lewis, signale aux chercheurs de Charlottesville qu’il a lui aussi observé des cas similaires à Springfield (Missouri). Il leur envoie les échantillons sanguins de douze patients. Onze d’entre eux se révèlent porteurs d’IgE anti-alpha-gal. Ces observations viennent compléter la première publication officielle consacrée à la description clinique du syndrome alpha-gal, parue en 2009 dans The Journal of Allergy and Clinical Immunology.
Parallèlement, l’analyse des réactions allergiques au cétuximab met en évidence un phénomène géographique frappant : ces effets indésirables graves ne sont pas répartis de façon homogène dans les centres anticancéreux américains. Dans le Sud-Est des États-Unis (Tennessee, Caroline du Nord), jusqu’à 22 % des patients développent une réaction d’hypersensibilité sévère au cétuximab, contre moins de 1 % dans les centres du Nord-Est.
Ces résultats montrent que la présence d’IgE dirigées contre l’alpha-gal n’est pas liée au type de cancer ni au traitement lui-même, mais dépend de facteurs environnementaux, plus fréquents dans certaines zones rurales. Pourtant, cette découverte ne suffit pas à expliquer pourquoi tant de réactions allergiques graves sont concentrées dans le Sud-Est des États-Unis.
C’est alors que l’épidémiologie va fournir un indice décisif, orientant les chercheurs vers une piste totalement inattendue. En 2007, ils comparent la répartition géographique des allergies au cétuximab avec celle d’autres maladies. Une coïncidence saisissante apparaît : les régions où l’on observe le plus de réactions allergiques à la viande rouge et au cétuximab sont exactement celles où sévit la fièvre pourprée des montagnes Rocheuses (Rocky Mountain spotted fever), une infection transmise par les tiques.
En superposant les cartes publiées par les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC), les chercheurs constatent une correspondance quasi parfaite dans des États comme la Virginie, la Caroline du Nord, le Tennessee, l’Arkansas, le Missouri ou encore l’Oklahoma.
Un autre élément vient renforcer cette piste. Lors d’un congrès consacré aux tiques en 2018, un colonel de l’Air Force rapporte qu’au Texas, les fourmis de feu ont massivement décimé les populations de tiques Amblyomma americanum. En compulsant la littérature, l’équipe de l’Université de Virginie confirme que ces fourmis sont de redoutables prédatrices et qu’elles peuvent éliminer les tiques. En croisant les cartes de leur progression depuis les années 1930 avec les données cliniques, les chercheurs remarquent une corrélation inverse : là où les fourmis de feu progressent, les cas de syndrome alpha-gal diminuent nettement.
Ces observations conduisent les chercheurs à examiner de près le rôle des tiques dans la sensibilisation à l’alpha-gal. Ils constatent que la majorité des patients porteurs d’IgE anti-alpha-gal et présentant des réactions retardées à la viande rouge avaient été mordus à plusieurs reprises par des tiques, en particulier par la tique Lone Star (Amblyomma americanum). De plus, des démangeaisons persistantes au site de morsure semblent prédire la survenue d’une sensibilisation.
En suivant l’évolution du taux d’IgE anti-alpha-gal chez trois patients après des morsures de tiques, les chercheurs observent que chez deux d’entre eux, une allergie retardée à la viande rouge apparaît parallèlement à l’élévation progressive des IgE. Ils notent également que la tique Lone Star transmet une bactérie, Rickettsia amblyommatis, proche de l’agent de la fièvre pourprée, mais le plus souvent responsable d’infections bénignes.
En recoupant ces différentes données, les chercheurs concluent que l’exposition à cette tique - qu’elle soit au stade adulte, nymphe ou larve - constitue très probablement le principal facteur de sensibilisation à l’alpha-gal chez l’être humain. Il devient alors évident que certaines tiques transmettent ce sucre particulier et que cette exposition peut déclencher, chez la personne mordue, une production massive d’IgE spécifiques. Autrement dit, le développement de l’allergie à la viande nécessite une ou plusieurs morsures de tique.
La recherche s’oriente donc résolument vers la tique, en particulier l’espèce Amblyomma americanum, la Lone Star, qui prolifère dans le Sud-Est des États-Unis.
L’été 2007 va fournir une démonstration particulièrement marquante, vécue en personne par l’immunologiste Thomas Platts-Mills, qui en fait le récit dans un article publié en juillet 2025 dans la revue Immunological Reviews. Après une longue marche hors sentier en Virginie, il découvre sur ses jambes près de 200 minuscules points noirs, accompagnés de démangeaisons intenses : il s’agit de larves de tique Lone Star, comme le confirmera l’analyse conduite par le Dr Robert Lane, à Berkeley. Dans les semaines qui suivent, son taux d’IgE anti – alpha-gal grimpe régulièrement. Trois mois plus tard, en novembre, après un dîner d’agneau accompagné de deux verres de vin, il se réveille en pleine nuit, assailli de violentes démangeaisons, le corps couvert de plaques d’urticaire, sans choc anaphylactique toutefois.
Platts-Mills résume ainsi la chronologie : « Ces observations confirment le scénario du syndrome alpha-gal : des morsures de tiques (adultes, nymphes ou larves) déclenchent la production d’anticorps IgE contre l’alpha-gal ; leur taux augmente progressivement durant plusieurs semaines ; puis, lors d’un repas contenant de la viande ou des abats de mammifère non primate, une réaction allergique retardée survient, trois à cinq heures après le repas ».
Platts-Mills et son équipe cherchent ensuite à déterminer si tous les patients souffrant d’allergie à la viande rouge avaient, eux aussi, des antécédents de morsures de tique. La réponse est sans appel : plus de 90 % déclarent avoir déjà été piqués, certains exhibant même d’innombrables traces sur les jambes. Ces enquêtes confirment le rôle central de la tique Lone Star dans la sensibilisation à l’alpha-gal.
Alors que l’équipe de Charlottesville établit clairement l’implication de Amblyomma americanum en Amérique du Nord, d’autres observations montrent que ce nouveau syndrome dépasse largement les frontières des États-Unis et qu’il n’est pas lié à une seule espèce de tique.
Au congrès de l’American Academy of Allergy, Asthma & Immunology (AAAAI) en 2008, Platts-Mills apprend que des cliniciens d’autres continents ont fait des observations similaires.
En Australie, dès 2006, l’immunologiste Sheryl Van Nunen (Royal North Shore Hospital, Sydney) décrit des allergies à la viande rouge survenues après des piqûres de tique. Il s’agit du premier signalement d’un lien entre morsures de tique et allergie à la viande de mammifère, y compris celle de kangourou. Il sera publié d’abord sous forme d’un abstract en 2007, puis dans un article publié en 2009 dans The Medical Journal of Australia.
En 2009, Scott Commins et ses collègues de l’Université de Virginie démontrent qu’une allergie à la viande rouge est associée à la présence d’IgE dirigées contre l’alpha-gal. L’un des patients suivis avait présenté, sur une période de dix ans, plusieurs réactions anaphylactiques, dont quatorze épisodes sérieux, avant qu’un diagnostic ne soit enfin posé.
En 2011, ce même groupe publie dans The Journal of Allergy and Clinical Immunology une étude prospective sur trois individus après morsures de tique. Elle montre que leur taux d’anticorps IgE contre l’alpha-gal peut augmenter d’un facteur 20 ou plus, qu’il existe une forte association entre le fait d’avoir été piqué par des tiques et un taux élevé d’IgE anti – alpha-gal, que ces anticorps IgE sont très fréquents dans les régions où la Lone Star (Amblyomma americanum) est répandue et qu’il y a une corrélation notable entre les IgE dirigées contre l’alpha-gal et celles dirigées contre des protéines de cette tique.
Très rapidement après, des cas de syndrome alpha-gal sont rapportés en Suisse, en Allemagne, en France, en Suède, au Japon, en Espagne.
L’équipe de Marianne Van Hage du Karolinska University Hospital (Stockholm) observe en 2016 que certains patients présentant des réactions allergiques retardées à la viande possèdent des IgE spécifiques de l’alpha-gal. Trois ans auparavant, ce groupe avait également été le premier en Europe à démontrer la présence du motif alpha-gal dans l’intestin d’une autre espèce de tique, Ixodes ricinus. Cette espèce, très répandue en Europe, est bien connue pour transmettre la maladie de Lyme ainsi que l’encéphalite à tiques, une infection du système nerveux central causée par le virus TBE (tick-borne encephalitis), transmis principalement par des tiques du genre Ixodes.
C’est finalement la découverte des IgE dirigées contre l’alpha-gal, grâce à l’étude du cétuximab, qui a permis de relier ces observations jusque-là dispersées et d’identifier le mécanisme commun derrière ces mystérieuses allergies à la viande rouge.
Dès lors, la recherche s’intensifie pour comprendre comment la morsure de tique, déjà associée à la transmission de nombreuses maladies, peut également déclencher cette allergie particulière impliquant des anticorps IgE.
Rétrospectivement, il est possible que le SAG existait déjà trois décennies avant son identification en 2009. En effet, aux États-Unis, un médecin de Géorgie, Antony Deutsch, avait rapporté, dès 1989, des allergies apparues chez cinq adultes après des morsures de tique en zone boisée, sans que l’on comprenne alors le mécanisme en cause.
Au cours des quinze dernières années, les preuves reliant les morsures de tiques à l’apparition d’IgE dirigées contre l’alpha-gal se sont multipliées. Plusieurs espèces de tiques sont impliquées dans le développement du syndrome alpha-gal : Ixodes holocyclus en Australie, Amblyomma americanum en Amérique du Nord, Ixodes ricinus en Europe, Haemaphysalis longicornis et Amblyomma testudinarium en Asie, ainsi qu’Amblyomma sculptum en Amérique du Sud.
Des travaux ont confirmé la présence d’alpha-gal dans la salive et les glandes salivaires d’Amblyomma americanum, y compris lorsque ces tiques sont nourries avec du sang humain qui, lui, ne contient pas d’alpha-gal. L’alpha-gal a également été retrouvé dans le cément hyalin, cette substance produite par la tique qui forme une sorte de colle avec sa salive pour qu’elle reste bien ancrée à la peau. Certaines observations suggèrent néanmoins qu’une partie de l’alpha-gal retrouvé dans la salive pourrait provenir d’un repas sanguin antérieur sur un mammifère. Quant au rôle éventuel du microbiote de la tique dans la présence d’alpha-gal, il demeure pour l’instant plus spéculatif et difficile à établir.
Lorsqu’une tique pique un humain, elle injecte sous la peau un cocktail particulièrement complexe de molécules, qui sont des anesthésiants, anticoagulants, modulateurs immunitaires, anti-inflammatoires. Ce mélange est destiné à faciliter le repas sanguin tout en trompant les défenses de l’hôte (réduction de la douleur et du prurit). Ce sont précisément ces composants salivaires qui jouent un rôle clé dans la genèse du syndrome alpha-gal.
Parmi eux, la prostaglandine E2 (PGE2) se distingue par sa concentration exceptionnellement élevée. Il s’agit de la molécule bioactive la plus abondante dans la salive. On sait aujourd’hui que la PGE2, associée à diverses enzymes et inhibiteurs présents dans la salive, modifie profondément la réponse immunitaire locale. Au lieu d’induire une réponse immunitaire de type Th1, axée sur la production de cellules combattant les agents pathogènes, la salive de tique bascule l’immunité vers une réponse de type Th2, caractéristique des phénomènes allergiques et propice à la production d’anticorps.
Cette orientation vers une réponse Th2 est déterminante dans le développement du SAG. Sous son influence, les lymphocytes B, qui fabriquent habituellement des anticorps de type IgM ou IgG, se mettent à produire des IgE, anticorps clés dans le déclenchement des réactions allergiques et dans l’alpha-gal syndrome. Ce basculement vers la production d’IgE repose sur un mécanisme appelé commutation de classe (class switching) induit par la prostaglandine E2. Il est aussi favorisé par des substances (cytokines) libérées lors de la réponse Th2, notamment l’interleukine-4 (IL-4).
La piqûre de tique crée ainsi un microenvironnement immunitaire qui encourage la transformation des lymphocytes B en usines à IgE anti-alpha-gal, renforçant la sensibilisation. Plusieurs études montrent d’ailleurs que plus une personne a été mordue par des tiques, plus la réponse Th2 est prononcée au site de morsure et plus le taux d’IgE anti – alpha-gal s’élève dans le sang.
Une fois produites, ces IgE se fixent sur les récepteurs présents à la surface de certaines cellules immunitaires : les mastocytes et les basophiles. Lors d’une nouvelle exposition à l’alpha-gal, typiquement après ingestion de viande de mammifère, ces cellules s’activent et libèrent les médiateurs responsables de la réaction allergique.
En résumé, la salive de tique constitue bien le déclencheur central. Si certains détails du processus méritent encore d’être précisés, le scénario général est aujourd’hui clairement établi : les molécules salivaires reprogramment la réponse immunitaire, incitant certains lymphocytes T à orienter les lymphocytes B, initialement producteurs d’IgM et d’IgG, vers la fabrication d’anticorps IgE spécifiques de l’alpha-gal.
Le syndrome alpha-gal se distingue par une caractéristique unique : les symptômes surviennent tardivement, généralement entre deux et six heures après un repas contenant de la viande de mammifère. Ce délai correspond au temps nécessaire pour que l’allergène atteigne la circulation sanguine, puis les tissus où se trouvent les cellules immunitaires sensibilisées à l’alpha-gal.
Plusieurs mécanismes ont été proposés pour expliquer le caractère retardé des réactions allergiques liées à l’alpha-gal. L’hypothèse la plus convaincante implique les glycolipides, des sucres associés à des lipides, comme principaux acteurs du déclenchement.
Contrairement aux protéines, rapidement digérées et absorbées, les glycolipides suivent un trajet bien plus long. Une fois dans l’intestin, ils sont absorbés par les cellules intestinales et assemblés en chylomicrons, de volumineuses particules d’environ 400 nanomètres. Trop gros pour pénétrer directement dans la circulation sanguine, les chylomicrons empruntent d’abord les vaisseaux chylifères qui les acheminent vers un réseau plus vaste : le système lymphatique. De là, ils rejoignent la circulation sanguine via un conduit (canal thoracique).
Une fois dans le compartiment sanguin, les chylomicrons transfèrent lipides et protéines à des particules beaucoup plus petites : les HDL (lipoprotéines de haute densité), d’environ 25 nanomètres de diamètre. Ces minuscules HDL, chargées en glycolipides porteurs d’alpha-gal, peuvent ensuite diffuser dans les tissus, où elles rencontrent des mastocytes recouverts d’IgE anti-alpha-gal. L’activation de ces cellules déclenche alors la réaction allergique.
Connu sous l’appellation « hypothèse des glycolipides », ce modèle rend compte du délai de plusieurs heures observé chez la majorité des patients. Cette hypothèse permet aussi de mieux comprendre l’effet aggravant de certains cofacteurs, comme l’alcool ou l’exercice physique réalisés après le repas, qui augmentent la lipémie post-prandiale, c’est-à-dire la quantité de graisses circulant dans le sang après avoir mangé.
Même si cette hypothèse paraît convaincante, elle ne suffit pas à expliquer certains cas, comme les réactions anaphylactiques survenant jusqu’à onze heures après la consommation de bonbons contenant de la gélatine. Or la gélatine animale, issue du collagène de peau ou d’os principalement bovins ou porcins, ne contient pas de lipides, mais des protéines porteuses d’alpha-gal. Comme l’a montré l’équipe de Marianne van Hage dans une revue parue en janvier 2024 dans Frontiers in Immunology, ces confiseries apportent donc l’alpha-gal sous forme protéique, et non lipidique.
Il apparaît ainsi que le syndrome alpha-gal peut être déclenché aussi bien par des glycoprotéines que par des glycolipides contenant l’alpha-gal. D’ailleurs, de récentes études ont montré que l’alpha-gal est plus abondant sur les glycoprotéines que sur les glycolipides dans les rognons de porc ou de bœuf.
Enfin, d’autres mécanismes immunologiques pourraient contribuer à la maladie. Des anticorps dirigés contre l’alpha-gal peuvent se fixer sur des protéines ou lipides qui le portent, formant des complexes immuns au sein de divers tissus, notamment les articulations. Ces complexes peuvent alors activer le « système du complément », une cascade biochimique à l’origine d’une inflammation locale. Ce mécanisme pourrait expliquer pourquoi certains patients atteints du syndrome alpha-gal présentent des manifestations rhumatologiques (douleurs articulaires, arthrite).
L’exposition aux tiques précède généralement l’apparition du syndrome alpha-gal de un à six mois, même si les symptômes peuvent parfois survenir plusieurs années après la sensibilisation initiale.
L’épitope alpha-gal confère un pouvoir allergisant à un large éventail de molécules et de produits issus de mammifères. Parmi les aliments, le rein de porc, particulièrement riche en alpha-gal, est celui qui déclenche les réactions les plus sévères chez les patients sensibilisés, alors que le muscle de porc en contient très peu.
La gélatine bovine ou porcine renferme également une faible quantité d’alpha-gal. La consommation de confiseries en contenant a ainsi provoqué des réactions allergiques retardées, parfois après un effort physique. D’où la nécessité, dans les conseils d’éviction, de prendre en compte toutes les formes d’aliments issus de mammifères, y compris celles où l’alpha-gal est présent en petite quantité.
L’alpha-gal se retrouve aussi dans certains produits pharmaceutiques contenant des dérivés de mammifères, notamment le cétuximab. Certains antivenins (CroFab ou Anavip) contre les serpents de la sous-familles des crotales, constitués de fragments d’anticorps, représentent également un risque potentiel pour les personnes sensibilisées car ils portent eux aussi le motif alpha-gal.
La gélatine porcine ou bovine, utilisée comme excipient dans plusieurs vaccins (ROR, varicelle, zona), peut également poser problème. Les IgE des patients atteints du syndrome alpha-gal peuvent s’y fixer, et des cas d’anaphylaxie ont été documentés après l’administration de ces vaccins, aussi bien chez des adultes que chez des enfants. Enfin, certains produits à base de gélatine utilisés en perfusion peuvent déclencher une anaphylaxie chez les patients sensibilisés.
Chez la majorité des patients, le syndrome alpha-gal se manifeste chez des adultes qui toléraient jusque-là sans problème les aliments d’origine mammifère. En d’autres termes, la grande majorité des patients atteints de SAG n’ont pas d’antécédent allergique.
L’âge moyen des patients se situe autour de la cinquantaine, mais on sait désormais que des enfants peuvent également développer ce syndrome.
Les symptômes varient largement d’un individu à l’autre : certains présentent des plaques d’urticaire, un gonflement du visage ou des lèvres, tandis que d’autres souffrent plutôt de douleurs abdominales, de nausées, de vomissements ou de diarrhées.
Parfois le tableau clinique est exclusivement digestif, ce qui peut retarder le diagnostic. L’apparition nocturne et récidivante de crampes abdominales avec diarrhées, parfois intenses et survenant sans symptôme cutané associé, doit faire évoquer un syndrome alpha-gal.
Il est fréquent que plusieurs de ces symptômes se combinent. De nombreux patients présentent ainsi à la fois urticaire, œdèmes, troubles digestifs et parfois des épisodes d’anaphylaxie.
Près de la moitié des patients avec SAG connaîtront un jour une réaction allergique sévère, potentiellement mortelle.
La majorité des épisodes d’anaphylaxie (entre la moitié et près de 70 %) survient en présence d’un cofacteur qui va fortement influencer la gravité et la rapidité des réactions allergiques. Parmi eux, figurent en tête l’effort physique, la consommation d’alcool, la prise d’anti-inflammatoires (AINS) ou le fait d’avoir une infection. Certains médicaments, comme les inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC) ou les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine II (ARA II), font également partie de ces cofacteurs.
Contrairement à la plupart des allergies alimentaires où de très faibles doses suffisent à déclencher une réaction, la sensibilité à l’alpha-gal varie considérablement selon les individus. Certaines personnes ne réagissent qu’après consommation d’abats, particulièrement riches en alpha-gal, tandis que d’autres présentent des symptômes après avoir ingéré de faibles quantités, comme celles présentes dans le lait.
De plus, les réactions ne surviennent pas systématiquement à chaque exposition chez un même individu et pour un élément déclencheur identique.
L’intensité de la réaction peut aussi varier d’un épisode à l’autre. Ce phénomène s’explique en partie par des cofacteurs facilitant l’absorption intestinale et abaissant le seuil de réaction allergique : alcool, prise d’anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), exercice physique ou infection concomitante.
Le délai d’apparition des symptômes est aussi variable. Ceux-ci surviennent en moyenne deux heures après le repas, mais il arrive qu’ils se déclenchent en moins d’une heure. Dans d’autres cas, plus rares, le délai entre l’ingestion et la réaction allergique peut aller jusqu’à douze heures, notamment après exposition à un aliment contenant de la gélatine.
Il a également été montré que les morsures répétées de tiques entretiennent et amplifient la production d’IgE anti-alpha-gal. À l’inverse, une absence prolongée de nouvelles morsures entraîne une diminution progressive des IgE, confirmant l’impact direct de l’exposition sur le maintien de la sensibilisation. De fait, l’évolution du SAG est imprévisible car en grande partie dictée par l’exposition à de nouvelles morsures de tiques.
L’intérêt porté à l’alpha-gal ne se limite pas au domaine des allergies. Plusieurs travaux ont suggéré qu’une sensibilisation à l’alpha-gal pourrait être associée à un risque accru de maladie coronarienne.
Dans une première cohorte d’environ une centaine de patients explorés pour suspicion de maladie cardiaque, un quart présentait des IgE anti-alpha-gal ; ces sujets avaient davantage de plaques d’athérosclérose coronarienne, aux caractéristiques considérées comme plus instables. Une étude portant sur plus d’un millier de personnes a confirmé l’association entre présence d’IgE anti-alpha-gal et plaques coronaires non calcifiées ou obstructives. Pour l’heure, ces résultats restent à confirmer.
Cette association est essentiellement statistique, aucun mécanisme n’ayant été démontré de manière certaine. L’hypothèse avancée propose que, chez les personnes sensibilisées, les graisses alimentaires porteuses d’alpha-gal circulent via les particules LDL. En pénétrant la paroi artérielle, elles pourraient activer les mastocytes par l’intermédiaire des IgE fixées dans les plaques d’athérome, entretenant ainsi une inflammation chronique susceptible d’accélérer l’athérosclérose. Des travaux australiens ont d’ailleurs retrouvé une corrélation entre IgE anti-alpha-gal, volume des plaques athéromateuses et survenue d’infarctus.
Le syndrome alpha-gal (SAG) a désormais été signalé sur six continents et dans 17 pays : Australie, États-Unis, divers pays européens (France, Espagne, Allemagne, Belgique, Suisse, Suède, Royaume-Uni, Italie, Norvège), Asie (Corée du Sud, Japon), Amérique centrale (Panama), Amérique du Sud (Brésil, Guyane française) ainsi qu’en Afrique (Afrique du Sud, Zimbabwe, Côte d’Ivoire).
Il n’existe pas d’estimation épidémiologique mondiale précise à ce jour. Aux États-Unis, on estime que 450 000 personnes pourraient être concernées. En Australie, dans les régions où sévit Ixodes holocyclus, le syndrome toucherait environ une personne sur 550.
Une étude rétrospective menée au Tennessee a analysé tous les cas d’anaphylaxie entre 2006 et 2016 : parmi les cas dont la cause a pu être identifiée, l’alpha-gal était responsable de 33 % des épisodes, devant les allergies alimentaires (28 %) et les venins (19 %).
En 2023, les Centres de contrôle et de prévention américains (CDC) ont déclaré que le syndrome alpha-gal constituait un problème de santé publique. Les États du Tennessee, de Caroline du Nord et de Virginie présentent les prévalences les plus élevées. L’expansion géographique du SAG vers le nord et l’est des États-Unis pourrait être liée à la réintroduction du cerf à queue blanche, hôte clé d’Amblyomma americanum.
En France, le réseau d’allergo-vigilance (RAV), regroupant des allergologues en France et en Belgique francophone, a recensé 19 cas de SAG entre septembre 2008 et décembre 2015, soit 2,8 % des anaphylaxies alimentaires notifiées durant cette période. Le délai moyen entre l’ingestion et la réaction anaphylactique a été de 4,6 heures, avec des extrêmes de deux à douze heures. Les abats ont été responsables de 11 cas d’anaphylaxie, dont 8 liés à la consommation de rognons. Les viandes (mouton, bœuf, cheval) sont arrivés en seconde position, étant responsables de 6 cas d’anaphylaxie. Un cas est survenu à la suite de l’ingestion de gélatine alimentaire porcine et d’un dessert lacté. Des morsures de tiques ont été rapportées chez 9 des 19 patients, soit dans 47 % de cas.
En 2022, une série de 34 cas diagnostiqués à Toulouse et publiée dans la Revue Française d’Allergologie a montré que 90 % des patients présentant des IgE spécifiques de l’alpha-gal déclaraient une morsure de tique et que 68 % d’entre eux vivaient en zone rurale.
Il est important de comprendre que la majorité des personnes ayant développé des anticorps IgE spécifiques anti-alpha-gal restent asymptomatiques. Autrement dit, la présence d’anticorps anti-alpha-gal ne signifie pas pour autant que l’on souffre de ce syndrome.
Des études menées en Suède montrent que la sensibilisation à l’alpha-gal, souvent liée aux morsures de tiques concerne jusqu’à 10 % de la population générale. La proportion atteint 5,5 % dans la région de Copenhague et 8,1 % dans le nord-ouest de l’Espagne.
Le diagnostic du SAG s’appuie sur l’association d’un tableau clinique compatible et de la mise en évidence d’une sensibilisation à l’alpha-gal. Il repose donc sur la survenue de symptômes évocateurs, notamment des réactions retardées après ingestion de viande de mammifère, associée à la détection d’anticorps IgE spécifiquement dirigés contre l’alpha-gal, à un taux supérieur à 0,1 kUI/litre.
Il n’existe toutefois pas de corrélation entre le niveau des IgE spécifiques de l’alpha-gal et le délai d’apparition des symptômes. De plus, le taux d’IgE varie considérablement d’un patient à l’autre et la sévérité des manifestations cliniques n’est pas toujours proportionnelle à ces valeurs. Certains patients présentent des réactions sévères malgré des taux faibles d’IgE.
L’amélioration des symptômes après l’éviction des viandes de mammifère constitue un argument diagnostique fort.
Les prick tests réalisés avec des extraits de viande sont peu fiables, la sensibilité de ces tests cutanés étant trop faible pour confirmer le syndrome. Le test d’activation des basophiles (TAB) in vitro peut être utile, mais il reste essentiellement réservé à la recherche.
Le test de provocation orale, consistant à faire consommer l’aliment suspecté sous surveillance médicale stricte, est la référence en allergologie alimentaire. Toutefois, en raison du caractère imprévisible des réactions allergiques à l’alpha-gal, ce test doit être utilisé avec précaution, voire être évité chez les personnes ayant déjà présenté des réactions graves.
Le diagnostic du syndrome alpha-gal est souvent compliqué : les morsures de tiques passent fréquemment inaperçues ou sont oubliées, alors qu’elles constituent un élément clé de l’histoire clinique. Par ailleurs, les praticiens pensent rarement à une allergie alimentaire lorsque les premiers symptômes apparaissent après 60 ans, surtout chez des patients sans antécédents allergiques.
Même un clinicien expérimenté peut passer à côté du diagnostic. Nombre de patients reçoivent initialement des diagnostics erronés : intolérance alimentaire, maladie cœliaque, anaphylaxie idiopathique, urticaire chronique, angioedème chronique. Cette succession d’hypothèses diagnostiques conduit à des traitements symptomatiques, à des consultations répétées, des examens inutiles et à un coût important.
Le traitement repose avant tout sur l’éviction des aliments et produits susceptibles de déclencher une réaction allergique. Il importe d’éviter strictement toutes les viandes de mammifères, y compris les abats et les charcuteries.
Il est impératif de renoncer aussi bien à la viande crue, saignante qu’aux viandes bien cuites, car la cuisson ne modifie pas l’allergénicité des protéines de la viande. Chez de nombreux patients, l’interdiction de la viande rouge doit être maintenue à vie.
Les produits laitiers ne doivent être éliminés qu’en cas de symptômes persistants. Seule une minorité de patients (environ 5 à 20 %) réagit au lait ou aux produits laitiers, le plus souvent par des troubles digestifs dépendant du type et de la quantité ingérée.
Les personnes atteintes du syndrome peuvent en revanche consommer sans risque les viandes et produits issus d’animaux non mammifères (volaille, œufs, poisson).
La gélatine alimentaire peut également déclencher des réactions. Elle est notamment présente dans les oursons en gelée ou certains desserts. En France, le rapport 2023 du Réseau d’Allergo-Vigilance (RAV) a signalé le cas d’un homme de 44 ans ayant présenté une anaphylaxie modérée après avoir consommé un dessert « viennois » contenant de la gélatine.
Une vigilance particulière s’impose également vis-à-vis de certains médicaments et dispositifs médicaux qui peuvent contenir de l’alpha-gal. La gélatine présente dans certains vaccins, solutions de remplissage ou gélules est susceptible de provoquer des réactions. Les valves cardiaques bioprothétiques d’origine porcine ou bovine exposent également à un risque d’hypersensibilité après implantation.
Ainsi, le RAV a rapporté en 2023 le cas d’un homme de 74 ans ayant présenté une anaphylaxie sévère après ingestion de rognons de porc. Trois mois plus tard, cet individu a développé une nouvelle réaction sévère lors d’une perfusion intraveineuse d’un substitut colloïde du plasma contenant de la gélatine bovine, administré au cours d’un triple pontage coronarien.
La prévention des morsures de tiques constitue l’autre pilier majeur de la prise en charge : chaque nouvelle piqûre entretient ou augmente le taux d’IgE anti-alpha-gal, alors que leur éviction peut permettre une diminution progressive de ces taux. Certains patients voient même leurs IgE chuter, voire se normaliser, après une longue période sans nouvelle morsure, ce qui peut permettre de réintroduire la viande de mammifère dans l’alimentation.
Pour réduire le risque de nouvelles morsures, il est essentiel de porter des vêtements couvrants et des chaussures fermées en zone herbeuse ou boisée, d’utiliser des répulsifs, et d’inspecter soigneusement la peau et les vêtements après chaque sortie en nature.
Les personnes atteintes du syndrome alpha-gal doivent toujours disposer d’une paire de stylos auto-injecteurs d’adrénaline. Face à une réaction allergique suspecte, il est essentiel que les patients n’hésitent pas à l’utiliser rapidement, le principal danger étant de trop attendre. Si les symptômes persistent, une deuxième injection peut être faite à intervalle rapproché, généralement entre 5 et 15 minutes. Après s’être injecté l’adrénaline, il faut impérativement contacter les urgences, même en cas de doute sur l’exposition.
À ce jour, il n’existe pas de traitement curatif. Un essai de désensibilisation par immunothérapie orale a récement été mené en Turquie sur douze patients, dont cinq traités à un stade précoce. Les résultats obtenus ne permettent de tirer aucune conclusion quant à l’efficacité de cette stratégie. Il importe en effet que celle-ci soit évaluée dans le cadre d’essais cliniques randomisés, contre placebo et en double aveugle, avec un suivi à long terme, les patients pouvant être resensibilisés par la morsure d’une tique.
La connaissance du syndrome alpha-gal (SAG) demeure largement insuffisante parmi les professionnels de santé.
Une enquête en ligne menée en 2023 aux États-Unis auprès de 1 500 professionnels (médecins généralistes, internistes, pédiatres, infirmiers et assistants médicaux) a révélé un déficit préoccupant d’information. Au total, 42 % des répondants ignoraient l’existence même de cette allergie. Parmi ceux qui en avaient entendu parler, moins d’un tiers savaient comment diagnostiquer le syndrome, et seuls 5 % se déclaraient véritablement à l’aise avec ce diagnostic.
Même parmi les soignants informés de l’existence du SAG, beaucoup ignoraient quels examens prescrire ou ne faisaient pas le lien entre la maladie et les morsures de tique. Résultat : nombre de patients attendent plusieurs années avant d’obtenir un diagnostic correct, certains plus de sept ans.
Ce manque de connaissances a un impact direct : les patients rapportent souvent un sentiment d’abandon et de frustration, percevant que les soignants connaissent mal, voire pas du tout, cette allergie rare mais potentiellement grave.
L’analyse détaillée de cette enquête, conduite par des épidémiologistes des CDC et des chercheurs de la faculté de médecine de Caroline du Nord (Chapel Hill), est tout aussi préoccupante. Parmi les professionnels informés de l’existence du SAG, près de la moitié (48 %) ignoraient quels tests prescrire et un tiers (33 %) reconnaissaient ne pas savoir comment les patients contractent la maladie. À l’inverse, plus de la moitié (58 %) identifiaient correctement les principaux conseils à donner, notamment la prévention des morsures de tiques et l’éviction de la viande rouge, autrement dit la viande de mammifère.
Face à un tel déficit de connaissances, les professionnels interrogés sont nombreux (environ 65 %) à souhaiter disposer de recommandations diagnostiques et thérapeutiques.
Publiée en 2023 dans le Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR) des CDC, l’étude conclut qu’il est indispensable de renforcer la formation et la sensibilisation des professionnels de santé au SAG pour améliorer la précision diagnostique, optimiser la prise en charge et mieux comprendre l’épidémiologie de cette maladie émergente.
Le constat est similaire en Guyane. Une enquête par questionnaire en ligne menée en 2023 auprès de médecins a montré qu’un tiers (36 %) n’a jamais entendu parler du SAG. Pour Evrard Baduel, Loïc Epelboin et leurs collègues du Centre hospitalier universitaire de Guyane (Cayenne), il est urgent d’améliorer la communication sur ce syndrome auprès des médecins susceptibles d’y être confrontés en première ligne (médecins généralistes) et surtout en deuxième ligne (urgentistes, dermatologues, allergologues).
Plus de quinze ans après l’identification de l’épitope alpha-gal comme responsable du syndrome, le SAG demeure une allergie singulière : un sucre transmis par la piqûre d’une ou plusieurs tiques suffit à déclencher une réaction allergique.
Cette pathologie est encore largement méconnue de la communauté médicale. Nombre de patients connaissent plusieurs épisodes d’anaphylaxie chaque année sans obtenir d’explication. L’errance diagnostique peut durer de longs mois.
Dans le contexte actuel de réchauffement climatique, avec la prolifération des populations de tiques et l’élargissement de leur aire de répartition, il est à craindre que le nombre de cas de SAG soit en augmentation. L’allongement des périodes d’activité des tiques pourrait aussi contribuer à ce risque croissant. Le syndrome alpha-gal pourrait ainsi devenir, dans les prochaines années, un véritable enjeu de santé publique.
Cette progression annoncée renforce l’urgence de mieux comprendre les mécanismes immunologiques impliqués, la variabilité des taux d’IgE et de la sévérité des symptômes entre individus, l’évolution à long terme de cette allergie, mais également d’améliorer la sensibilisation du corps médical et du grand public à cette pathologie encore trop méconnue.
Pour en savoir plus :
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