Il fut un temps où seuls les gens bizarres parlaient seuls dans la rue sans égard pour autrui, où l’on pouvait passer des heures à converser au téléphone, où la meilleure façon de trouver son chemin était de le demander à un passant. Cette époque est révolue, et il serait stupide ou vain de la regretter. Car c’était aussi un temps où les conversations longue distance coûtaient une fortune, où il fallait fouiller dans des dossiers pour vérifier une date, où le cercle de ses relations était géographiquement limité. De la préhistoire pour les « digital natives », des vieilleries pour les autres.
Refuser la nostalgie ne signifie pas pour autant fermer les yeux sur les ravages sociaux causés par certains usages des smartphones et leur omniprésence dans nos vies connectées, surtout au moment où l’intelligence artificielle bouleverse nos usages de l’Internet.
La vertigineuse multiplication des interactions offertes par le petit écran que nous avons tous en poche, le confort des écouteurs qui nous extraient de la compagnie de nos semblables ont sans doute masqué le plus profond et le plus dommageable de ces dégâts : les menaces qui pèsent sur la conversation, cette pratique « fondée sur la continuité de la prise en compte de l’autre, à travers une attention mutuelle à son visage (…) », comme la définit le sociologue David Le Breton dans La Fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale (Métailié, 2024). Evoquer une « rupture anthropologique » à propos de la remise en cause de ce qui était « depuis toujours la matrice première de la sociabilité » n’est sans doute pas abusif.
Ce livre, éloge subtil et convaincant de la conversation, cet art où l’on sait se taire pour écouter l’autre, analyse implacablement les mécanismes de déshumanisation, d’enfermement, d’addiction et d’aliénation liés à notre « prosternation » permanente devant le portable. Dans notre « société fantomatique où, même dans les rues, les yeux sont baissés sur l’écran dans un geste d’adoration perpétuelle », la parole a perdu toute valeur, servant souvent de « relance technique de confirmation de soi et de mutuelle existence ».