Il aura fallu attendre la mort de Brigitte Bardot, dimanche 28 décembre, à l’âge de 91 ans, pour constater qu’il n’y a pas une mais des dizaines de « BB », que l’on jauge, juge, interprète. Bref, que l’on s’approprie. En témoigne le torrent de réactions ayant suivi l’annonce de son décès, en provenance du monde entier. Tous les poncifs emphatiques sont convoqués pour la définir : star, icône, mythe, reine, idole, muse, et même « légende du siècle » pour Emmanuel Macron, quand le maire de Nice, Christian Estrosi, y voit « une part de l’âme française ».
Ainsi, l’évolution de Bardot, première célébrité à servir de modèle à Marianne en 1969, suivrait celle de la France. Dans les années 1960, l’image d’une nation moderne, créative et joyeuse, ouverte, un produit d’exportation ultracompétitif. Plus tard, le symbole d’un pays tenté par la nostalgie et le conservatisme, replié sur lui-même et des valeurs identitaires. Insultes racistes et homophobes : Bardot a été plusieurs fois condamnée pour incitation à la haine raciale, alors qu’en 1961 elle dénonçait l’OAS, qui la menaçait personnellement, en lançant : « Je n’ai pas envie de vivre dans un pays nazi. » Insaisissable Bardot.
Une seule icône, plusieurs costumes : sex-symbol, défenseuse des animaux, femme réactionnaire. Bardot est un miroir : les commentaires en disent davantage sur leurs auteurs, leurs convictions et leurs visions, que sur l’actrice elle-même. Et la principale victime de ces projections, c’est elle. Car, dans ce tableau exégétique, il est bien peu question de cinéma – alors que l’actrice a tourné dans une cinquantaine de films –, de son jeu ou de la distance plus ou moins fragile qu’elle instaurait entre un rôle et sa vie. Ce n’est pas nouveau. C’était déjà le cas durant sa carrière, dominée par les plaisanteries et sarcasmes, loin de ses interprétations – Marylin Monroe a eu droit au même traitement.
Pour la femme Bardot, c’est pire encore. Incarnation de la libération sexuelle, muse à la beauté provocante, figure d’une révolution sociétale, elle a souvent été décrite comme une écervelée, une irresponsable. Même son engagement opiniâtre pour la cause animale, dont elle fut pionnière, fut moqué (« BB-phoque »). Des propos teintés de sexisme et de machisme, passant outre une évidente complexité. Au fond, l’icône, et les fantasmes qu’elle charrie, a tout écrasé. « Rien n’est pire pour une femme que d’être placée sur un piédestal », disait Marguerite Yourcenar.
La lumineuse Camille du Mépris de Jean-Luc Godard était une femme incomprise. Déterminée, Bardot a fait valoir sa part de liberté. Aucune autre actrice n’a arrêté sa carrière à 39 ans, sans velléité de retour, y compris quand Hollywood lui offrait un rôle aux côtés de Marlon Brando. Même Greta Garbo a voulu reprendre sa carrière après un long arrêt. Bardot dira même non à un projet de biopic sur sa vie que voulait réaliser Madonna. Elle ne revoyait jamais ses films, pas une image.
Son arrêt du cinéma, il y a plus de cinquante ans, n’était pas un caprice. C’était l’affirmation d’un mode de vie décroissant, qui paraissait alors incongru : vivre simplement, ne pas voyager, éviter la malbouffe, faire attention à l’environnement, refuser le luxe ostentatoire. On pense au Jean-Jacques Rousseau des Confessions : « Il y avait un Rousseau dans le grand monde, et un autre dans la retraite qui ne lui ressemblait en rien. » Le « grand monde » d’aujourd’hui est binaire, qui entend mettre Bardot dans une case, quand elle a passé sa vie à s’échapper.