« T’oublies pas mon rendez-vous au Planning familial, hein ? », s’assure Léna (le prénom a été changé), 13 ans, la tête dans l’entrebâillement de la porte, avant de lancer un bisou dans la direction de son éducatrice spécialisée, Emilie (qui a requis l’anonymat), 36 ans. Il est 9 heures du matin, et les affaires de l’adolescente, regroupées dans des sacs dépareillés, ont trouvé une place dans un coin du bureau de l’Association d’animation, de prévention et d’insertion (AAPI), à Tourcoing (Nord). Remplis à ras bord, ces sacs racontent, sans bruit, le départ de Léna d’une énième famille d’accueil. Ballottée entre les maisons d’enfants à caractère social et les hôtels sociaux des Hauts-de-France et de Belgique, depuis la mort de sa mère et la mesure d’éloignement visant son père, la jeune fille associe désormais le cadre familial à un théâtre d’abus et de contraintes.
Depuis que Léna a 11 ans, Emilie l’accompagne ainsi sur les chemins accidentés de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Une nouvelle fugue signalée par une famille d’accueil ? Elle écoute le mal-être que Léna y ressentait. Des problèmes de comportement rapportés par un foyer ? Elle durcit le ton mais garde la tête froide. On lui évoque l’errance de Léna dans les rues de Roubaix, en présence d’hommes plus âgés, faisant parfois craindre le pire ? Elle accueille sa parole sans ciller. « C’est la seule adulte en qui je peux avoir confiance, je peux tout lui dire, même mes conneries. Elle voit tout sur [l’application] Snap[chat] », débite l’adolescente, sourire aux lèvres malgré les circonstances.
Où dormira-t-elle ce soir ? En apparence, cette question ne semble plus l’effrayer. Avec son éducatrice, en cet après-midi du mois de mai, elles composeront quelques numéros, taperont aux portes des hôtels sociaux et des foyers. « Un soir, à 3 heures du matin, alors qu’on n’avait pas trouvé de solution d’hébergement, elle m’a demandé de l’adopter. C’était dur mais, désormais, elle connaît les limites », confie Emilie.
Sa raison d’être professionnelle est partagée par les vingt autres éducateurs de l’AAPI, structure propre à Tourcoing financée par le département du Nord pour ses missions de protection de l’enfance depuis 1991. Soit incarner pour les jeunes en décrochage une figure stable et digne de confiance, et tenter de diminuer leur méfiance envers le monde des adultes, qu’ils réduisent spontanément aux juges, forces de l’ordre, professeurs et membres de leur famille, souvent dysfonctionnelle. « Quand tous les liens sont rompus, il reste les éducateurs, derniers interlocuteurs tolérés par les jeunes », assure Nabyl Karimi, 50 ans, éducateur au sein de l’AAPI depuis 2004.