L’incertitude domine toujours en Syrie depuis la chute de Bachar Al-Assad, le 8 décembre. Les combats menacent dans le nord-est du pays, où les alliés syriens de la Turquie entendent repousser les forces kurdes qui furent les alliés des Occidentaux dans leur lutte contre l’organisation Etat islamique. Les intentions de ceux qui ont chassé l’ancien maître de Damas restent également l’objet d’interrogations. Elles valent surtout pour les miliciens venus du djihadisme, dont le chef de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), Ahmed Al-Charaa (connu sous son nom de guerre, Abou Mohammed Al-Joulani), qui a troqué en un temps record le treillis militaire contre la veste et la cravate.
Mais les premiers jours de cette Syrie libre ont déjà confirmé ce que ceux qui plaidaient, y compris en Europe, en faveur d’une normalisation avec un régime honni refusaient de voir : sa monstruosité. Les geôles, les fosses communes et les charniers mis au jour ont commencé à livrer leurs sinistres récits. Des familles sans nouvelles de leurs proches, emprisonnés souvent sans motif depuis parfois des décennies, ont repris brièvement espoir dès la fuite de leur bourreau avant que la réalité se fraye douloureusement un chemin : la répression du soulèvement qui avait commencé en mars 2011 a provoqué sans doute la mort de dizaines de milliers de Syriens.
Alors que des contacts se nouent, y compris avec des pays qui avaient placé HTC sur leurs listes des organisations terroristes, preuve d’un pragmatisme bienvenu, les nouvelles autorités syriennes ne seront pas seulement jugées sur leur détermination à respecter les droits fondamentaux et les minorités. Leur capacité à faire en sorte que la justice passe pour des crimes de masse restés trop longtemps impunis constituera également un test. Il faut espérer que les archives qui ont été préservées parleront, pour dire ce qu’il est advenu des disparus, pour établir les responsabilités, voire pour mettre en lumière les liens avec ceux qui furent à l’étranger les relais serviles de la dictature.
La tâche est immense s’agissant du sombre legs d’un régime identifié à une dynastie pendant plus d’un demi-siècle. Elle est pourtant indispensable. Cette quête de justice doit être l’occasion de se distinguer radicalement d’une ère de terreur en évitant que de nouveaux bains de sang succèdent à ceux de Hafez puis de Bachar Al-Assad. A cette condition, qui concerne au premier chef la communauté alaouite dont était issue cette dynastie, la société syrienne, éclatée en groupes religieux et ethnies aux relations souvent antagonistes, peut même trouver à court terme dans cette quête un facteur d’unité. Ils ne sont pas si nombreux.
Certes, beaucoup de membres du clan Al-Assad et des rouages de son appareil répressif ont déguerpi sans demander leur reste, après avoir une dernière fois pillé un pays mis en coupe réglée depuis des décennies. Ils doivent être pourchassés sans relâche, à commencer par le premier d’entre eux, réfugié en Russie.
Les procédures judiciaires engagées en Europe, notamment en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et en France, contre des responsables du régime qui y avaient trouvé refuge, dont certains ont été jugés et condamnés, avaient permis de premières brèches dans la muraille d’impunité qu’avait érigée le système en place à Damas. Il est désormais temps que les Syriens, après s’être libérés par eux-mêmes, se chargent de rendre la justice.