Les infrastructures numériques – au premier rang desquelles les data centers, qui stockent et traitent toutes les données numériques, tous les échanges d’informations – sont désormais les fondements de nos vies sociales, économiques, médiatiques, politiques… Il ne s’agit plus seulement de communiquer, mais de travailler, documenter, analyser, jouer, surveiller, compter, trier… Pourtant ces infrastructures restent des bâtiments invisibles : leurs impacts territoriaux et environnementaux sont donc minimisés, ainsi que l’opportunité d’en favoriser une géographie plus intelligente.
Après des débuts chaotiques et sans vision globale, le réseau ferré français et son maillage de gares ont été développés dans une démarche d’aménagement du territoire, idem pour les bureaux de poste ou les centraux télécoms. Ces infrastructures ont été pensées en lien avec un projet de société, de territoires, tout autant qu’avec un projet économique et industriel. Puisque les data centers sont une infrastructure stratégique, pourquoi ne pas lui réserver un sort plus glorieux en termes d’architecture, d’écologie, de paysage et d’intégration urbaine ?
Les data centers s’implantent de manière totalement opportuniste depuis la fin des années 1990, attirés par l’électricité abondante, de grandes parcelles et une bonne connectivité, le tout avec un penchant pour la concentration géographique. Aujourd’hui, cette géographie numérique dessine un double pôle dont le premier, l’Île-de-France, est clairement dominant avec un tiers des data centers français [en nombre, mais une part bien plus importante en surface et en volume de données], tandis que Marseille émerge, lancé par l’arrivée de plusieurs câbles sous-marins connectant l’Europe au Moyen-Orient et à l’Asie.
En 2024, RTE a annoncé que la puissance électrique demandée par l’ensemble des projets data centers construits, en cours et à l’étude en Île-de-France, atteint 7,5 GW, soit le niveau de puissance nécessaire à l’alimentation de tous les habitants, services et entreprises sur le territoire de la Métropole du Grand Paris à la pointe d’hiver.
À l’échelle française, les prévisions les plus récentes de RTE aboutissent désormais à une demande totale des data centers de puissance de pointe de l’ordre de 8 à 9 GW, pour une consommation qui atteindrait 80 TWh/an si tous ces projets se concrétisent rapidement, loin des 10 TWh/an qu’ils consomment actuellement, mais aussi loin des prévisions de RTE, qui estimait jusqu’alors une consommation de 15 à 20 TWh/an en 2030 et 28 en 2035. Pour mémoire, la consommation électrique actuelle de l’Île-de-France est légèrement supérieure à 60 TWh.
À l’heure de la planification écologique, le système numérique français ne peut plus être un impensé de l’aménagement du territoire, ni être analysé uniquement sous l’angle de la performance économique à court terme. Une planification spatiale et énergétique doit être mise en place à l’échelle nationale et européenne. La loi de simplification de la vie des entreprises, discutée par les sénatrices et sénateurs la semaine du 3 juin dernier, pourrait aller à l’encontre de ce soin indispensable à donner à l’implantation des centres de données numériques, à leurs géographies, mais aussi à l’optimisation des investissements à réaliser sur le réseau électrique.
Plutôt que de toujours accélérer, il s’agirait de faire une pause, pour ne pas se tromper, à l’image de la région de Dublin ou de celle d’Amsterdam, qui ont mis en place des moratoires. Dans les scénarios prospectifs de l’Ademe, Transitions 2050, accélérer ou rester au fil de l’eau sont des trajectoires qui aboutissent toutes deux à des émissions carbone du numérique qui explosent et entravent la capacité de la France à atteindre la neutralité carbone en 2050 (sauf à se reposer sur des techniques incertaines de capture du CO2).
Alors que faire ? Premièrement, suspendre temporairement les projets en cours pour mettre autour de la table les territoires impactés par l’arrivée de mastodontes numériques comme le secteur de Paris-Saclay, de Marseille, de Sénart, ou des Hauts de Flandres, l’État dans ses composantes diverses, l’Ademe et l’Arcep, les opérateurs numériques, les opérateurs électriques et les différents niveaux de collectivités locales.
Deuxièmement, définir nos besoins et considérer les data centers comme on considère le logement, avec discernement, précision et finesse de réflexion ; en précisant ce que l’on entend par souveraineté ; en adaptant les typologies aux territoires. En Île-de-France, l’objectif est de construire 70 000 logements par an, par exemple. De combien a-t-on besoin de centre de données ? Pour héberger quelles données, de quelles PME ou entreprises, françaises, chinoises ou étasuniennes ?
Quel est le véritable impact en termes d’emploi ? Comment partager le poids de la consommation électrique, hydrique et foncière en France, en Europe, et éviter de devenir un territoire servant ? Comment éviter l’effet entrepôts logistiques et la prolifération des grosses boîtes, avec des bâtiments toujours plus massifs, dégradant le paysage, la biodiversité, cachés derrière des clôtures toujours plus défensives ?
Troisièmement, plusieurs modifications législatives et réglementaires sont nécessaires. Il faut d’abord pouvoir identifier l’usage data center dans les Plans locaux d’urbanisme, dans la fiscalité locale, dans l’économie (code APE) : connaître pour agir. Paradoxalement, les données sur les centres de données sont difficiles à rassembler, alors que toute politique publique de régulation et de planification en a besoin. Ces modifications réglementaires doivent aussi permettre à RTE de grouper des demandes d’implantation pour être plus efficace.
À ces conditions, une géographie préférentielle d’implantation des data centers, en lien avec les limites planétaires appliquées à la France, cadrée par des règles énergétiques et urbaines adaptées, pourra voir le jour et éviter d’ajouter à côté des méga-entrepôts logistiques, méga-malls et méga-bassines, des méga-data centers.