En Guadeloupe, des lycéens remontent à la source de l’information : « Comment on peut savoir, nous, que ce n’est pas vrai ?  »

En Guadeloupe, des lycéens remontent à la source de l’information : « Comment on peut savoir, nous, que ce n’est pas vrai ?  »

Une « course-poursuite armée dans le lycée », un impressionnant crocodile dévoreur d’oies et de dindes, des confusions sémantiques qui mènent à des contresens voire de fausses informations… mais aussi des échanges passionnés, des vérifications journalistiques, des enregistrements d’interviews et des montages radio. Les six mois de résidence de journaliste menés en Guadeloupe par la correspondante de l’Agence France-Presse (AFP), entre septembre 2023 et mars 2024, ont été surprenants, riches et instructifs, tant pour les élèves que pour la professionnelle.

La reporter intervenait pour le compte de l’association Entre les lignes, spécialisée dans l’éducation aux médias et à l’information. Elle regroupe plus de 270 journalistes bénévoles, issus des rédactions de l’AFP, du Groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, Courrier international, La Vie, Le HuffPost), de L’Obs et de Contexte.

Soixante-quinze élèves répartis dans trois classes du lycée professionnel Louis-Delgrès, au Moule, ont pu suivre ces séances : une première partie consacrée aux ateliers pédagogiques créés par Entre Les Lignes et une deuxième portant sur la création d’une interview, en lien avec l’environnement.

« On a un nouveau premier ministre Madame, et il aime les garçons ! » Ce jour-là, le jeune homme de seconde lève la main avec un air d’ado provocateur, sourire fier et légèrement gêné à la fois. Nous sommes en janvier, la résidence a commencé depuis la rentrée au lycée professionnel du Moule. Gabriel Attal vient d’être nommé à Matignon, et son homosexualité est alors largement commentée, même en tant que non-sujet, dans la sphère médiatique. Rires étouffés, joues rougissantes, petits sifflets.

L’occasion d’ouvrir le débat est trop belle : très bien, parlons de l’actualité. Mais avant tout, expliquons, définissons. « Comment s’appelle une personne attirée par les personnes de même sexe ? » Grand silence, de nouveau des rires étouffés, puis un élève lance : « Un pédophile ! »

Les termes jaillissent, les définitions ne suivent pas… Homosexualité, bisexualité, pédophilie, bigamie, nymphomanie, circoncision, excision. Comment comprendre une actualité quand on confond les mots et leur sens ? Ce jour-là, comme souvent, l’intervention de ce jeune a ouvert une porte : elle a permis de dénouer des fils, en expliquant le poids des mots, d’aborder, aussi, d’autres actualités, plus lointaines, d’évoquer d’autres continents, en rappelant, toujours, aux élèves de diversifier leurs sources, et de forger leur esprit critique.

La violence revient régulièrement dans les échanges. Les faits divers en général (agressions, vols à main armée, violences intrafamiliales) sont malheureusement très nombreux dans l’archipel. Ces élèves sont concernés au quotidien, parfois même au sein du lycée : un jeune de 16 ans a été mortellement touché par des plombs aux abords de l’établissement en 2019, un autre a été blessé par arme blanche par un camarade en 2021.

Un après-midi, certains arrivent en classe les yeux rougis, l’air triste. Une bagarre a éclaté durant la pause déjeuner dans l’établissement. La concentration n’est plus là, il faut faire preuve de patience… La séance du jour est consacrée au recueil d’informations sur le sujet choisi pour leur interview : lors de la séance précédente, la majorité de la classe a voté pour travailler sur le thème des microplastiques. Le travail par petits groupes, sur ordinateur, avec des objectifs précis (rechercher le nom de scientifiques spécialistes du sujet en zone Caraïbes) permet alors, après une heure compliquée, de recentrer leur attention.

Une autre fois, en décembre, les élèves se montrent agités quand il faut parler de ce qu’ils ont vu ou entendu aux infos : « Madame, ici, hier, il y a eu une course-poursuite, ils étaient armés, juste devant le lycée et personne n’en a parlé. » Je n’ai pas connaissance de cette information, en effet. Au moment où je les vois, je ne dispose donc que de leur témoignage, et nous cherchons à démêler le vrai du faux : « Que s’est-il passé exactement ? Quand ? Où ? Pourquoi ? Avec qui ? Comment ? Qu’est-ce que vous avez vu ? »

Nous reprenons, ensemble, la règle des « 5 W » – piliers du journalisme, de l’anglais what (« quoi »), when (« quand »), who (« qui »), where (« où ») et why (« pourquoi ») –, afin de donner une information précise et située dans le temps et l’espace. Certains récits concordent, mais les témoignages directs manquent, ou ne concernent qu’une partie de la scène. Je leur dis qu’ils sont les pièces d’un puzzle, que leur témoignage compte, et qu’il faut aussi compléter l’information avec d’autres sources.

Quelques heures plus tard, les médias locaux sortent l’information, évoquent une « scène de panique » (expression nuancée par le professeur et certains élèves) et « une arme factice ». Nous apprenons que quatre individus, dont trois mineurs, ont été placés en garde à vue, pour avoir, par ailleurs, brandi « un couteau et des ciseaux » à la suite d’« un vieux différend entre élèves ».

L’occasion, aussi, de démontrer à ces jeunes qu’ils ont été ma source première dans cette affaire, et que chacun peut porter l’information, sans pour autant colporter la rumeur.

Durant les mois que nous avons passés ensemble, nous n’avons pas cessé d’aborder les notions de source et de fausse information. Comme ce jour d’octobre où les élèves n’ont qu’une information en tête : il y a un crocodile en Guadeloupe, observé dans la paisible et petite commune d’Anse-Bertrand, dans le nord de la Grande-Terre !

Cette espèce de reptile n’existe pas dans l’archipel guadeloupéen. Cependant, un spécimen, dont l’origine reste inconnue, a été plusieurs fois observé et documenté, en Martinique. L’animal a même un petit nom : Georges. La présence d’un crocodile en Guadeloupe ne semble donc pas si incroyable.

A l’origine de cette « actualité » : le témoignage d’une femme, diffusé dans un média local, et qui fait le « buzz ». Face caméra, la dame est persuadée d’avoir observé un crocodile et de l’avoir pris en photo. Le cliché apparaît dans la version Web. Un homme témoigne, lui aussi : en une nuit, il a « tout perdu », ses oies, ses dindes et ses pintades.

La diffusion des témoignages dans ce média localement reconnu est une preuve en soi pour les jeunes de la classe. Correspondante pour l’AFP, je suis moi-même contactée à ce sujet cette semaine-là. Si l’information est confirmée, cela fera une belle dépêche… Je décide alors de reproduire, avec les élèves, ma démarche journalistique, afin de vérifier l’information.

Commençons par la photo, montrant un crocodile dans un arbre. Est-elle fiable ? Quelle est la source indiquée ? Il s’agit de la dame qui témoigne. Semble-t-elle crédible ? Le corps est étrange, il pourrait s’agir d’un animal en plastique ; la position du crocodile interpelle aussi. Le doute commence à apparaître parmi élèves : « C’est sûr, c’est un faux ! », affirme l’un d’eux. « Mais elle l’a vu ! Elle l’a pris en photo ! », répond un autre.

Deuxième étape : qui contacter pour avoir des informations ? J’évoque avec les élèves l’Office français de la biodiversité (OFB), qui a déjà eu à traiter, en Guadeloupe, l’arrivée d’espèces invasives, comme les singes verts, en 2017. Certains sont apparus, certainement échappés d’une cage, après l’ouragan Maria, cette année-là. Après plusieurs interventions de la police de l’environnement, aucun spécimen n’a, depuis, été observé.

Cette fois, je peux affirmer aux élèves que mes sources à l’OFB ne confirment aucune observation. Ils se sont rendus sur place, n’ont relevé aucune trace laissant penser au passage d’un tel reptile, et soulignent des incohérences dans les récits des témoins. Quant à la photo, le mot « canular » est lâché.

Je ne peux que comprendre les expressions presque déçues se lisant sur le visage des élèves. Et l’un d’eux me demande, un peu dépité : « Mais sans ça, comment on peut savoir, nous, madame, que c’est pas vrai ? »

En effet, « sans ça », sans ce travail effectué avec un professionnel, la majorité de la classe serait toujours convaincue, aujourd’hui, de la présence d’un crocodile en Guadeloupe. Car l’article n’a mentionné la version de l’OFB que bien plus tard dans la journée.

« Madame, c’est quoi l’Hexagone ? » Cette question me surprend. Nous sommes en Guadeloupe, notre offre médiatique est assez restreinte concernant les actualités locales. Il est très fréquent que l’actualité hexagonale revienne dans nos journaux. Alors comment un élève de lycée peut-il encore ignorer ce terme ? Il est vrai qu’ici, dans les conversations, l’Hexagone se dit souvent « la France » ou « la métropole ». Mais pas dans les journaux.

Cela signifie que cet élève a, jusque-là, manqué du vocabulaire nécessaire pour appréhender certaines informations relatives à l’actualité nationale. Dessin hexagonal à l’appui, nous revoyons, ce jour-là, pourquoi la France est appelée « Hexagone », et pourquoi on ne dit plus, aujourd’hui, « métropole ».

Révisions de conjugaison aussi. La maîtrise du conditionnel fait partie des prérequis pour comprendre l’atelier « démêler le vrai du faux ». Ce jour-là, nous nous interrogeons sur les indices laissant entrevoir une information peu fiable. J’évoque ainsi l’utilisation du conditionnel ou du présent. L’incompréhension se dessine sur plusieurs visages. Jusqu’à ce qu’une main se lève : « Madame, c’est quoi le conditionnel ? »

Je comprends rapidement que beaucoup confondent ce mode avec l’indicatif : « je ferais » signifie, pour eux, « je ferai ». Ainsi, par une maîtrise insuffisante de la langue, l’incertitude au présent se transforme, dans leur imaginaire, en certitude future.

Révision rapide des joies de la conjugaison française : deux colonnes, l’une au présent de l’indicatif, l’autre, au conditionnel présent, quelques verbes conjugués. Hommage intérieur à ma professeur de français de 6e et 5e.

Mais quelques minutes de reprise des bases ne suffisent pas à combler les lacunes d’une scolarité souvent difficile. Beaucoup de ces jeunes ont des parcours de vie compliqués, des cursus scolaires parfois chaotiques, se trouvent en « difficulté sociale », selon les termes de l’un de leurs professeurs. J’ai pleinement pris conscience, à ce moment-là, de l’ampleur de la tâche des enseignants.

Recherches d’informations sur un sujet ; prise de contact ; entraînement oral pour poser des questions ; enregistrement d’une interview et d’une voix off ; montage. Pour ces jeunes de lycée professionnel, la mise en pratique des apprentissages a une importance toute particulière. Quand j’ai vu ces élèves, parfois récalcitrants, donner le meilleur d’eux-mêmes, parés de leur uniforme, pour recevoir leurs interlocuteurs et les interroger, micro en main, j’ai senti une bouffée de fierté. Et de reconnaissance. Comme une récompense de ces mois passés ensemble.

Reconnaissance immense, aussi, envers Julien Gigault, chercheur au Centre national de la recherche scientifique, Caroline Rinaldi, cofondatrice de l’association Evasion tropicale, et Pierrette Meury, infirmière, d’avoir partagé leurs savoirs. Ils ont respectivement parlé, de façon très accessible, des recherches sur les microplastiques, de la protection des cétacés et du recyclage des déchets médicaux.

Si certains lycéens ont été très motivés dès le départ, d’autres m’ont montré à quel point le défi était de taille : car pour parler d’éducation aux médias et à l’information aux élèves, encore faut-il que ces mots résonnent en eux et qu’ils y trouvent un intérêt. J’espère avoir ouvert l’esprit de ces jeunes citoyens face à la complexité de l’univers médiatique. Pour qu’ils forgent leur esprit critique et deviennent, à leur tour, les ambassadeurs d’une pratique éclairée de l’information.

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