Le vendredi 3 décembre 2020, je publie un article sur une page entière dans Libération, le journal pour lequel j’ai travaillé de 1995 à 2016. Il relate et commente la publication, le jour même, d’une étude scientifique dans la revue Science, que publie depuis 1880 l’Association américaine pour l’avancement des sciences. Une revue qui fait partie du trio de tête des publications dites « primaire » où les scientifiques parlent aux scientifiques de leurs travaux, sous la surveillance de leurs pairs. L’article que je publie est... bizarre. J’y relate la découverte annoncée par une petite équipe, financée par l’Astrobiology Institute de la Nasa, d’une bactérie étrange dans le lac Mono, situé dans un désert de Californie. Ce lac est rempli d’une eau hypersalée, alcaline et truffée d’arsenic. Quant à la bactérie, annonce l’équipe dirigée par une jeune biologiste, Felissa Wolfe-Simon, c’est une sorte d’alien, puisqu’elle aurait fait de l’arsenic un constituant majeur de sa biologie, à la place du phosphate utilisé par tous les êtres vivants sur Terre.
L’article est bizarre, car la seule opinion de scientifique citée est celle de Marie-Christine Maurel, une biochimiste spécialiste de travaux sur l’origine de la vie, qui y voit « un travail solide ». Et pourtant, le journaliste signataire, donc votre serviteur, en fait des tonnes dans le dubitatif, malgré la caution de Science et donc, a priori, d’un travail de relecture attentive et susceptible d’empêcher la publication par des experts missionnés à cet effet par la revue. Ironique, j’insinue que la jeune biologiste dispose d’« une fine et efficace compréhension de la sociologie de la science : la lutte pour les financements et la médiatisation d’une recherche est décidément un sport de combat qu’elle mène avec succès. » Je souligne que « le mystère est encore épais sur cette étrange bactérie. » J’avance que « la plus grande prudence s’impose donc » (sur les conclusions avancées par les chercheurs). Et je termine l’article sur une longue évocation des efforts de la Nasa pour mobiliser l’opinion publique américaine sur la recherche de la vie dans le système solaire afin de solidifier son financement par le Congrès US.
Le jeudi 12 juillet, je publie un article de même longueur, une page, titré « La bactérie alien de la Nasa était trop sponsorisée pour être vraie ». J’y relate la démonstration par deux articles publiés par Science du caractère « bidon » de l’annonce de 2010 et qui la réfutent dans les règles de l’art de la discussion entre scientifiques. L’article comprend une interview d’un biologiste français, Philippe Marlière. La réfutation s’appuie sur l’absence de preuves apportées par l’équipe de Félissa Wolfe-Simon, mais surtout sur la démonstration que la bactérie est en réalité comme les autres êtres vivants terrestres, elle vit avec du phosphore dont elle est capable d’utiliser les minuscules quantités présentes dans le milieu et qu’elle ne vit pas grâce à l’arsenic mais malgré lui, en lui résistant, même à haute doses. Et surtout qu’elle ne contient pas ce poison dans ses mécanismes biologiques.
Dès cette époque, des biologistes ont demandé à la revue Science de rétracter l’article de 2020. Une rétractation, dans les us et coutumes de la science, c’est avertir les lecteurs de l’article que son contenu a été réfuté et qu’il ne doit donc plus être considéré comme valide. Souvent, les rétractations sont du fait des auteurs eux-mêmes, qui se sont rendus compte les premiers d’une erreur expérimentale, de méthode ou de calcul. En ce cas, personne n’est à blâmer. Tout le monde peut se tromper, ce qui compte c’est de corriger lorsqu’on s’en aperçoit. Mais les signataires de l’article de 2020 ont refusé de rétracter leur article. C’est donc une décision de la direction de Science, qui explique le très long temps à le faire par un durcissement de ses règles déontologiques par rapport à 2010. Quant au refus des signataires, il ne va pas améliorer leur image dans la communauté scientifique. Une communauté où les plus acides avait utilisé le nom donné à la bactérie, GFAJ, pour qualifier l’étude de « Give Felissa a Job ».
Il y a un aspect méconnu à cette affaire, que je n’ai pas relaté à l’époque pour ne pas trahir une source. En l’occurrence, Philippe Marlière. Ce biologiste avait en effet, peu de temps après l’article de 2010, envoyé à Science une proposition d’article relatant un travail expérimental mené à Evry (Essonne). Un travail dont le résultat était une première mondiale : la fabrication par un processus de sélection darwinien de la première bactérie dont l’ADN avait été chimiquement modifié. La première bactérie « xénobiotique », disait-il à l’époque. L’ADN des êtres vivants sur Terre est constitué des bases Adénine, Thymine, Cytosine et Guanine (ATCG). En soumettant des bactéries communes, Escherichia coli, au préalable privés du gène leur permettant de synthétiser la thymine, à un milieu nutritif où, petit à petit, était retiré la thymine. Et en récupérant, à chaque itération, les rares survivantes. En moins de 5 mois et 2000 générations d’E.coli, Marlière et son équipe obtiennent des bactéries où la thymine de l’ADN a été remplacée par du chloro-uracile, une molécule proche. Fort d’un tel résultat, l’équipe envoie illico à Science un article qui relate la découverte.
Mais, curieusement, aucune réponse. Ni oui, ni non, ni de demandes de précisions. Marlière au bout de plusieurs mois d’attente, fait alors quelque chose d’interdit. Il contacte un des éditeurs de Science pour demander des explications à ce silence. Très gêné, l’éditeur lui explique que la revue est très embarrassée par l’affaire Felissa Wolfe-Simon, et qu’elle craint de relancer des polémiques en publiant l’article de Marlière et de ses co-auteurs. Le biologiste décide alors de retirer son article, et de le soumettre à une revue allemande très bien cotée, Angewandte chemie, qui la publie rapidement. Cet épisode m’était connu, mais Marlière m’avait demandé la discrétion pour éviter de revéler une démarche « hors des clous ». Il est possible de l’évoquer aujourd’hui pour souligner que la mauvaise science, mal évaluée probablement parce que soutenue par la Nasa, avait chassé la bonne science de Science. Les mots très durs de Marlière dans Libération : « le processus de publication est devenu l’obstacle majeur à la recherche » s’expliquent évidemment par cet aspect méconnu de l’affaire de la bactérie alien. Ils prennent un relief particulier aujourd’hui, alors que le système des revues scientifiques est en crise (voir ici l’article de David Larousserie).
Il y a une autre leçon à tirer de cette affaire, pour le monde médiatique. Le lecteur de ce post peut vérifier, avec les images des articles de Libération de 2010 et 2012, que le journal a consacré exactement la même importance – une page entière – à l’annonce d’une erreur puis à sa réfutation. A l’époque, j’avais obtenu la page entière de 2012 avec cet argument : nous devons à nos lecteurs d’accorder au moins autant d’importance à la bonne information qu’à la mauvaise, afin que le vrai ait une chance de toucher autant de lecteurs que le faux. Mais, en près de 40 ans de carrière, c’est la seule fois où j’ai obtenu un tel résultat. En témoigne un exemple très proche. En 1996, une équipe financée par la Nasa (et déjà dans Science) annonce la découverte de nanofossiles dans une météorite martienne. Cela déclenche un tsunami médiatique (journaux télévisés notamment). La direction de Libération décide d’en faire la Une du journal et les trois premières pages (ok, on est en août, il n’y a pas de guerre ni de crise politique ni de mort de Diana...). Je parviens à glisser dans cet ensemble un article qui liste toutes les raisons de douter. Par la suite, tout sera réfuté, sauf l’origine martienne de la météorite. Consacrer autant d’importance au vrai qu’au faux aurait dû conduire Libération à l’annoncer en Une, cela ne sera jamais fait. Appliquant ainsi un théorème d’école de journalisme : un train est en retard, c’est une information, un train est à l’heure, ce n’est pas une information. Annoncer que la vie à existé sur Mars, c’est extraordinaire. Cela fait vendre. Se rendre compte que non, c’est de la science normale, donc relégué en page spécialisée et sans y accorder d’importance.