Nous sommes le 26 décembre 1714, dans la soixante-douzième année du règne de Louis XIV, au pied des murs imposants de la Bastille. On imagine Paris un peu assoupi, du moins plus calme qu’à l’ordinaire – les ambiances de lendemain de Noël n’ont sans doute guère changé à travers les âges. La ville, donc, somnole. Mais bientôt la sonnerie d’une cloche retentit de la forteresse. Aussitôt, suivant l’usage, les commerçants ferment boutique, tandis que les gardes se couvrent le visage pour ne pas voir la suite. Cette sonnerie familière annonce l’arrivée d’un nouveau « pensionnaire » arrêté par une lettre de cachet signée de la main du roi. L’absolutisme ne va pas sans absolus secrets ni sans un certain décorum.
Ce jour-là, donc, un jeune homme est conduit sous bonne garde dans l’enceinte de l’austère bâtisse, et placé sous la responsabilité du gouverneur, Charles Le Fournier de Bernaville. Nicolas Fréret a seulement 26 ans, il est le fils d’un procureur au Parlement de Paris et il vient d’être reçu comme élève à l’Académie des inscriptions. Autour de lui, nul parfum de crime ou de scandale. Si Fréret s’est rendu coupable de quelque chose, c’est avant tout d’imprudence, ce qui n’est pas rien au temps des derniers feux du Roi-Soleil.
Le 13 novembre, lors de sa première séance à l’académie, le jeune érudit s’est fait remarquer par la lecture d’un mémoire dans lequel il avançait la thèse des origines germaniques, et non pas troyennes, du peuple franc. Sa démonstration passionnée a provoqué, dit-on, la colère de son confrère l’abbé René Aubert de Vertot, qui dénonça aussitôt son jeune collègue pour « outrage à la monarchie » – rien que cela –, faisant ainsi gagner au fautif un passage à la Bastille. Il y passera tout de même six mois, le temps de se livrer à une très savante étude sur l’œuvre de l’historien et philosophe grec Xénophon et de méditer une leçon amère mais précieuse : on ne discourt pas à la légère sur les origines barbares de la France.