L’intimité bien connue de l’écriture avec la mort (en écrivant, nous produisons d’emblée des traces de ce que nous ne serons plus) peut amener l’expérience littéraire à son point culminant quand celle-ci emprunte le chemin qui mène vers les défunts. Ce chemin, l’écrivain israélien David Grossman s’y engage par un texte inclassable en forme de récit, de poème polyphonique ou de chant funèbre, et publie sans doute son œuvre la plus singulière.
Dans Tombé hors du temps, il n’est plus question de ce conflit israélo-palestinien dont Grossman a été si souvent le chroniqueur, ni même de politique ou de combat, mais d’une évocation des morts qui se rattache aussi bien à Homère qu’à Rilke, dont l’influence est ici omniprésente.
Certes, ces lignes sont inspirées par la perte du fils de David Grossman, Uri, tombé au combat le 12 août 2006 au Liban, peu de temps avant son 21e anniversaire. Mais, ce qui frappe, c’est plutôt le souci d’universalité, symbolisé par le Centaure-écrivain dont le fils disparu s’appelle tout simplement Adam.
En multipliant les personnages de pères et de mères contraints d’enterrer leur propre progéniture, l’écrivain s’efforce de créer, au moins par les mots, une collectivité d’horim shekholim – de parents en deuil de leurs enfants. De cette expression, existant dans l’hébreu de la Bible, le français ne possède pas d’équivalent.
Le rythme des vers courts ressemble à celui de pas accablés. Ils sont hachés, souvent monosyllabiques. Les enjambements systématiques et la fracture entre la prosodie et la syntaxe qui en résulte matérialisent la cassure de l’existence, la perte irréparable et inacceptable. A mille lieues de la langue de bois actuelle sur le deuil, trop souvent réduit à une maladie qui passe et à un processus mécanique, il s’agit pour Grossman d’avoir « Peut-être/Trouvé/Des mots/Pour le dire ». Dire la mort dans un univers moderne sans rédemption ni réparation. Comme chez Paul Celan, le poème est stèle. Jamais consolation.