Voltaire aime les carrosses, Rousseau voyage à pied. Cette divergence de goût et d’habitude entre les deux figures opposées des Lumières est plus qu’une anecdote. Elle signale un tournant dans la sensibilité occidentale. La promenade, la randonnée, les longs trajets pédestres commencent à cette époque à faire l’objet d’une attention renouvelée. Au comportement des nantis, qui se déplacent assis, dans une boîte close, sans vivre le paysage, vient s’opposer la déambulation rêveuse des simples gens, qui réinventent le privilège d’user de leurs jambes et de contempler les arbres.
Toutefois, la marche ne devient pas seulement, en ce temps-là, l’indice d’un clivage social, voire d’une scission philosophico-politique. Elle fait simultanément l’objet d’une fascination scientifique inédite. Le mouvement s’accentue au XIXe siècle, mobilise médecins, anatomistes, physiologues, ingénieurs… Tous interrogent l’antique bipédie : comment se déplacent les humains ? Quels muscles sont mobilisés ? Quels nerfs commandent ? D’autres encore cherchent ce qui singularise la démarche de chacun, sa façon personnelle de coordonner les mouvements. Que révèle-t-elle des origines, du tempérament, de la complexion de la femme ou de l’homme que l’on observe ?