« Ah ! Le défilé est dans le métro ! », s’exclame une femme vêtue de Chanel de pied en cap devant le « Bowery 168 », la mystérieuse adresse indiquée sur l’invitation que lui a adressée la maison de la rue Cambon. Une fois passée la surprise, elle descend les escaliers au bout desquels se dressent des tourniquets métalliques. Mardi 2 décembre, à New York, Chanel met en scène sa collection métiers d’art 2026 sur un quai désaffecté de la station de métro Bowery.
Le dépaysement est complet pour la plupart des 1 100 invités. Parmi eux, beaucoup sont des clientes arrivées dans des Chevrolet noires affrétées par la marque, à l’origine d’un gigantesque bouchon dans les rues étroites du Lower East Side. Dans leurs tenues brodées, dorées, lamées et logotées, les fidèles de Chanel prennent la pose, un peu décontenancées mais souriantes devant le guichet souterrain de vente de billets. Puis, un étage plus bas, frémissantes dans le courant d’air, elles s’installent sur les bancs en bois rouge que la griffe a installés sur le quai.
Un défilé de mode dans le métro, est-ce vraiment une bonne idée ? La question traverse l’esprit des invités qui patientent sous les néons blafards de cet espace peu photogénique. L’arrivée de l’actrice Margaret Qualley et du rappeur A$AP Rocky, les héros du court-métrage réalisé par Michel Gondry exprès pour l’occasion, met fin aux élucubrations. Quand le duo prend place sur son banc du premier rang, les festivités peuvent commencer. Et aussitôt, les doutes sont dissipés.
Une rame de métro arrive en station, avec, à son bord, des mannequins. D’autres surgissent au même moment de chaque côté du quai. Commence alors un ballet hypnotisant d’élégantes en mouvement, qui se croisent, se toisent ou s’ignorent. Certaines semblent sortir d’un bal, avec leur robe bouffante et leur collier de pierres flamboyant. D’autres suscitent des questions : à quel genre de réunion secrète se rend cette femme en robe nuisette, voilette sur la tête et chaussée de souliers à plumes ? Quelques-unes ont des allures de personnages de film des années 1920, en costume rayé masculin ou en robe fluide aux motifs Art déco. Des silhouettes plus classiques dans les formes (jean-pull camionneur-escarpins), mais d’un raffinement peu commun, émergent de cette faune éclectique.
« Ce qui est extraordinaire dans le métro de New York, c’est qu’il n’y a aucune hiérarchie. Les strates sociales s’effacent. On peut y rencontrer un étudiant, une femme qui préside au destin du monde, des politiques ou des adolescents », affirme Matthieu Blazy pour justifier le choix du lieu. Le directeur artistique se fonde sur ses souvenirs, les trois années qu’il a passées à New York entre 2016 et 2018 lorsqu’il travaillait pour Calvin Klein, et qui ont scellé son attachement à la ville.
« New York, c’est aussi la ville de Gabrielle [Chanel] », ajoute le Franco-Belge de 41 ans, faisant allusion à un voyage de la fondatrice en 1931 : « En se promenant dans la rue, elle s’est rendu compte que les gens avaient adopté le style Chanel, au-delà de ses clientes. Elle l’a vraiment pris comme un honneur et ça lui a donné un nouvel élan quand elle est rentrée en France, où elle s’est mise à concevoir des vêtements plus simples, pour tous les jours ». Influencer la manière dont les gens s’habillent, et pas seulement le petit monde du luxe, est aussi un objectif avoué de Matthieu Blazy.
Son premier défilé pour Chanel, présenté en octobre à Paris, remettait déjà Gabrielle Chanel au cœur de son propos. Il emprunte à la couturière l’idée d’un vêtement souple et sans contrainte. Cette légèreté se double chez lui d’un sens du mouvement : les tissus, souvent dotés de franges, de plumes, ou de bords francs aux fils virevoltants, semblent prendre vie sur le corps de celles qui les portent. Ce travail de la matière omniprésent dans la collection prêt-à-porter monte encore d’un cran pour ce défilé métiers d’art, qui met en scène les compétences des 11 ateliers artisanaux rachetés par Chanel au fil des années : le plumassier Lemarié en 1996, le chapelier Maison Michel en 1997, le brodeur Lesage en 2002, etc.
« C’est une collection où l’on peut s’amuser, créer des pièces qui racontent vraiment des histoires et façonnent des personnages », estime Matthieu Blazy. Sa fantaisie s’exprime dans la mise en scène, mais aussi dans les détails, à l’instar d’un sac matelassé Classique, doté d’un cou et de pattes de girafe dorés, en hommage à l’animal du film d’animation Madagascar (2005) où le mammifère se perd dans le métro new-yorkais. Et même si le travail sur les vêtements est tout ce qu’il y a de plus sérieux et de plus réussi, la bande-son du défilé, entre vieux hits des années 1990 (Torn, de Natalie Imbruglia) et génériques de série old school (Happy Days), incite à la décontraction. « J’aurais pu apporter une note morose qui refléterait une certaine réalité. Mais je trouve qu’il y a de la poésie dans le travail que l’on fait », défend le designer.
« Matthieu [Blazy], c’est un vent d’énergie et d’optimisme », résume Bruno Pavlovsky. Le président des activités mode de la marque, qui a offert au Franco-Belge le poste le plus convoité de l’industrie de la mode, ne semble pas regretter son choix. Il assure que la maison était mûre pour un virage esthétique après des années sans coup d’éclat et perçoit Matthieu Blazy, dont il apprécie « le talent, l’imagination, l’humour et le sens du produit », comme l’homme de la situation. Il faudra attendre février 2026 pour que sa première collection arrive en boutique et pour vérifier si les clientes adhèrent à ce qui s’apparente, pour Chanel, à une nouvelle ère.