« Ça va ? »
– « Ça va. »
Cette question/réponse ponctue les journées de travail, codifiées, où le paraître et le prétendre s’étirent en sourires au passage de la ou du « Chief Happiness Officer », manageur du bonheur dans les organisations. Car oui, la vie organisationnelle est un écosystème social où chacun joue sa partition, incarne un rôle, son rôle.
Au jeu des convenances sociales, il faut montrer son enthousiasme et sa fiabilité, sa loyauté et son engagement au travail. Faire bonne figure, cacher sa triste mine. Montrer qu’on est un sujet équilibré qui ne se laisse jamais déborder par ses émotions, suggérer un état d’ataraxie, cette « absence de troubles » décrite dès l’Antiquité grecque où les émotions et passions s’effacent derrière la quiétude, la sérénité.
Sans se superposer parfaitement avec l’équanimité (l’égalité d’âme, le détachement et l’affectivité calme) et l’euthymie (l’équilibre de l’humeur), elle en partage certains aspects, comme la constance ou encore le fait de ne pas se laisser submerger par les émotions. Dans la mythologie, d’ailleurs, Poséidon, le dieu de la mer, personnifie le monde des émotions. Métaphoriquement, l’ataraxie suppose dès lors de garder la tête hors de l’eau, hors du flot des émotions. De façon anecdotique, l’antihistaminique sédatif Atarax, aux propriétés anxiolytiques modérées et prescrit dans certains cas d’anxiété légère, tire justement son nom de l’ataraxie.
Le documentaire The Happy Worker or How Work was Sabotaged (Le fabuleux monde de l’entreprise, ou quand le travail perd son sens, John Webster, 2022) expose certains rouages de la mécanique organisationnelle. Il soulève plusieurs points, notamment celui d’un contrat social défaillant (« tu restes assis ici et racontes des absurdités et je reste ici en silence sans t’écouter en vérifiant ma messagerie électronique ») et d’une perception sociale biaisée (« si tout le monde est heureux, souriant, va bien… pourquoi ne suis-je pas suffisamment capable ? »). Celui du non-sens aussi, émergeant des injonctions et disjonctions quotidiennes, où même en l’absence d’une culture activement toxique, le mal-être guette.