Avec les Francs, l’« invention » d’une identité nationale

L’histoire commence quelque part en Angleterre, en un temps mal défini. Un vieil homme et sa compagne vivent reclus dans un village perdu, pris au piège d’une brume épaisse qui leur fait perdre la mémoire du passé. C’est à peine s’ils se souviennent de leur nom. Un jour, ils se mettent en route pour essayer de retrouver leur fils dont ils n’ont plus qu’une vague image. Peu à peu, au fil des rencontres, apparaissent par petites touches le souvenir du roi Arthur et les traces d’un passé héroïque. Un voyageur qu’ils rencontrent ose formuler une idée presque sacrilège : « [C’est] peut-être Dieu lui-même qui [a] oublié une grande partie de nos passés, des événements lointains ou du jour même. Et si une chose ne se trouve plus dans l’esprit de Dieu, quelle chance a-t-elle de demeurer dans celui des mortels ? »

Tel est le décor sur lequel se déploie Le Géant enfoui, du Prix Nobel de littérature Kazuo Ishiguro (Ed. des Deux Terres, 2010, rééd. « Folio », 2015). L’écrivain britannique plante son étrange roman onirique dans ce que les Britanniques appellent les dark ages (« âges sombres »), ce moment où, après le départ de l’administration romaine, les structures sociales se disloquent au point que les habitants des îles Britanniques connaissent une « deuxième préhistoire », perdant la conscience même de ce qu’ils n’avaient plus. Une période aussi effroyable que fascinante, en tout cas stimulante pour les imaginaires – c’est à cette époque qu’est censée se dérouler la geste arthurienne.

La Gaule a-t-elle connu, au sortir de la période romaine, ses âges sombres ? C’est ce que pensaient, unanimes, les premiers historiens s’intéressant aux Ve et VIe siècles de notre ère, dans la lignée de Récits des temps mérovingiens (1833), d’Augustin Thierry, qui figèrent, sur un mode agréablement romancé, l’opposition entre l’« esprit de discipline civique » des Romains et les « instincts violents de la barbarie » des Francs. Selon cette historiographie, la victoire de ces derniers fut la cause d’un brutal retour en arrière, en même temps que la première pierre d’un édifice national qu’un jour on appellerait la France.

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