« Je ne résiste pas à l’envie de demander à André Comte-Sponville : “A quoi penses-tu quand tu fais un pot-au-feu ?” »

Il y a quelques années, dans un élan d’enthousiasme et de candeur, j’ai eu pour projet d’enquêter sur les relations qu’entretiennent les intellectuels avec la vie matérielle. Non de manière théorique – nombreux sont ceux qui ont parlé du geste, de la technique, du quotidien –, mais de la façon la plus prosaïque et concrète qui soit. Un peu à la manière de Georges Perec ou de Nicholson Baker, ces génies obsessionnels.

La moindre mention autobiographique, même marginale, d’un geste pratique dans un ouvrage m’a toujours plongée dans des grands moments de méditation : ainsi, cet écrivain essorait-il la salade… Sans doute le faisait-il « à sa manière ».

J’avais donc le besoin impérieux de savoir à quoi pense, par exemple, Jérôme Fourquet quand il lance un cycle court sur sa machine à laver ; Jürgen Habermas quand il change l’heure du tableau de bord de sa voiture, ou Judith Butler lorsqu’elle verse du Destop dans une canalisation. En somme, j’avais envie d’assister à la rencontre inédite de l’infraordinaire et de leur pensée. Mon idée, naïve, étant que, par définition, un intellectuel ne cessait de penser, que sa réflexion faisait flèche de tout bois. Comme si une visite de Kant dans un Bricorama aurait pu changer le cours de sa philosophie.

Et puis j’avais envie d’entendre parler d’autre chose que des bonnes recettes de Marguerite Duras ou de la tarte aux pommes de la grand-mère d’un académicien inconsolable.

Me voilà, pour un dîner amical, chez le philosophe André Comte-Sponville. Il a préparé un délicieux pot-au-feu. Mon esprit s’emballe : je tente de faire le lien entre les légumes, la viande, la cuisson et tout ce que j’ai pu lire de lui. Mille pistes s’offrent à moi : il y a du Spinoza dans le navet, la cuisson de la viande a sans doute bénéficié d’un long cheminement avec Pascal. Je suis consternante, je le sais.

Je ne résiste cependant pas à l’envie de lui demander : « A quoi penses-tu quand tu fais un pot-au-feu ? » A l’instant où je prononce ces mots, je sens que ma question est complètement débile. Voire indiscrète. Je me suis emballée avec mon grand projet. Un peu étonné, il me répond néanmoins gentiment : « Eh bien, à rien, à faire mon pot-au-feu. » Cela explique peut-être qu’il soit si bon.

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