L’erreur serait d’attendre, en ouvrant La Part sauvage, une biographie de Philip Roth (1933-2018). Le livre de Marc Weitzmann est quelque chose de sans doute plus intéressant que cela, et d’à coup sûr plus riche et vaste : un portrait de l’Américain en grand écrivain et en ami précieux, surprenant, généreux et exigeant, rencontré en 1999, à l’occasion d’une interview et devenu, au fil du temps, un intime ; une plongée dans son œuvre prodigieuse ; une méditation sur la littérature, les conditions de la création et de la réception de celle-ci ; une radiographie des Etats-Unis tels que l’auteur de La Tache (Gallimard, comme tous ses livres, 2002) les a décrits depuis les années 1950 et tels qu’ils sont devenus. Il se révèle également une peinture de la France, comme une suite ou un pendant à Un temps pour haïr, le précédent livre de Marc Weitzmann (Grasset, 2018), enquête sur la violence fanatique et l’antisémitisme qui se sont répandus depuis le début du siècle – l’ouvrage vit en partie le jour grâce aux encouragements de Roth.
La Part sauvage est aussi, en quelque sorte, un livre à suspense : tout du long, l’auteur annonce que son ami et aîné de vingt-sept ans, celui dont il avait fait sa « boussole éthique et littéraire », est tombé, à la fin de sa vie, dans un piège qu’il s’était « tendu à lui-même ». Ce piège, finit-il par expliquer, a consisté à organiser l’écriture de sa propre biographie autorisée, confiée à l’universitaire Blake Bailey. Sa parution, en 2021, aux Etats-Unis, a été phagocytée par les accusations de viol portées contre le biographe ; elles sont venues, absurdement, réactiver les procès en misogynie intentés à Roth depuis l’extraordinaire et terrible Ma vie d’homme (1976), et plus encore après que l’actrice britannique Claire Bloom avait livré sa version de leur mariage dans Leaving a Doll’s House (« quitter la maison de poupée », non traduit, 1996).