C’est une boîte en carton qui contient une dizaine de feuilles sérigraphiées. Comme dans Calligrammes (Mercure de France, 1918), le recueil de poèmes de Guillaume Apollinaire, l’empilement des mots dessine des colonnes et des blocs séparés par de grands espaces blancs. Privé de ponctuation, ce récit sur l’inceste ne compte que deux termes dotés d’une majuscule : le Rejeton et le Géniteur. Rédigé dans une langue très crue, il s’achève lorsque le Rejeton, confronté à une « nouveauté écrasante », « n’arrive plus à jouer avec ses jouets ». Sur la dernière page, les mots « garde » et « secret » forment de hauts piliers, comme autant de barreaux emprisonnant la parole du Rejeton.
Intitulé Suspendu, ce livre d’artiste autoédité à 75 exemplaires, qui a été publié dans l’ouvrage collectif Dire, entendre et juger l’inceste (Seuil, 2024), a été imaginé par le plasticien Hervé Bréhier. « Les mots, la cadence, le vide, la répétition sont au cœur de ma recherche sur le langage en lien avec la perte de la parole », écrit cet homme enseveli, enfant, « sous les voiles » du « grand secret » de son père. Si les feuilles de la boîte en carton ne sont ni reliées ni numérotées, si elles peuvent être lues dans un grand désordre, c’est, précise-t-il, pour évoquer la « perte de repères » engendrée par l’inceste.
Comment mettre des mots sur ce crime qui creuse un « abîme dans la psyché de l’enfant victime », selon la sociologue Irène Théry ? Comment dire ce naufrage des liens de la parenté, plus répandu qu’on ne le croit, puisqu’il concerne plusieurs enfants par classe ? Neige Sinno y est parvenue dans Triste tigre (P.O.L, 2023), un livre glaçant dans lequel elle explore le « pays des ténèbres » où l’a entraînée son beau-père pendant de longues années. Dans ce monde peuplé par les « fantômes » des vivants qui n’ont pas eu leur chance, écrit-elle, on ne peut plus jamais ignorer le mal : « Il est là, partout, il change la couleur et la saveur de toute chose. »