Quand j’avais 22 ans et que j’habitais à Lille, j’ai un jour demandé à ma mère de me faire parvenir une édition en six volumes de la gargantuesque Recherche du temps perdu. Chaque après-midi ou soirée pluvieuse fut dès lors consacrée au projet de venir à bout de ses milliers de pages. A mon grand chagrin, cette entreprise reste inachevée – à vrai dire, je n’ai pas encore réussi à aller plus loin qu’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Mais le fait même de lire Proust m’a transformé et donné de la confiance en moi : je suis devenu quelqu’un qui lit Proust, autant dire un homme nouveau. D’ailleurs, je me considère toujours comme quelqu’un qui, un beau jour, aura lu Proust, voire quelqu’un qui relira Proust (je vous donne rendez-vous l’été prochain, ou peut-être le suivant !). Les bibliophiles avertis se reconnaîtront aisément dans ces lignes.
De même que s’habiller ou voyager, lire est une activité qui, au bout du compte, peut être au service d’une ambition. Il s’agit de se réinventer, de s’imaginer plus fort, plus authentique, capable de s’élever au-dessus des circonstances et de prendre un nouvel élan pour affronter le monde. Ainsi, une autre version de nous-mêmes apparaît en notre for intérieur : elle nous ressemble, mais elle est un peu plus sophistiquée, plus intéressante, plus proche de qui nous voudrions être… Et puis nous nous efforçons de calquer notre vie réelle sur cet idéal. C’est par ce moyen que nous commençons à ressembler à ce que l’indomptable pouvoir de l’imagination nous avait fait entrapercevoir.