Certes, il y a les enracinés, ceux qui crochent dans une terre, s’irriguent des forces d’un paysage (Barrès, Pourrat, Giono), les déracinés, qui survivent dans une errance méthodique ou régulée (Bernanos en famille ou le diplomate Claudel, migrant finalement sur la planète Bible), et les routards, pèlerins sans autre haut lieu que l’horizon. Alors que faire des « a-racinés », ceux qui n’ont pas à rompre ou à parfaire leur ancrage, car toutes racines manquent, êtres flottants, fluants, méduséens amputés dès l’origine de tout territoire ?
Ainsi fut Rainer Maria Rilke (1875-1926), tel que nous le montre la romancière et essayiste Olympia Alberti dans Rilke sans domicile fixe, un Rilke sans attaches familiales, sans maisonnée, lieu de « réassurement et de source », confronté par la terreur maternelle au « désarroi de l’enfance travestie, à la passivité morbide des songeries sans énergies », passant d’une terne enfance pragoise à la violence de l’académie militaire autrichienne de Sankt Pölten (où on le surnomme « le toqué »), d’une école commerciale de Linz à une université munichoise, entamant ensuite le périple de toute une vie, de chambrettes louées en garnis, d’hôtels en manoirs, au gré de ses amours ou de ses fastueux mécènes, comme Werner Reinhart, qui mettra à sa disposition le château suisse de Muzot. Un Rilke passant d’Autriche en France (où il est le secrétaire de Rodin), d’une Allemagne studieuse à la Russie, sa « matrie spirituelle », et à la Suisse, un Rilke qui n’a donc qu’une issue et qu’une vocation : l’édification d’une demeure intérieure, d’un « château » mystique proche de ceux de sainte Thérèse d’Avila. Et c’est ce que nous montre avec ferveur de poète Olympia Alberti, la lente genèse d’un abri ontologique, d’un hébergement spirituel, où une quête s’élabore, de façon lente, tempétueuse et tragique, lieu après lieu, de muse en muse, et qu’on retrouvera dans ses œuvres les plus célèbres : Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910) ou Elégies de Duino (1922).