En trois ans et demi de guerre à grande échelle, Oksana Lebedeva pensait avoir tout vu. Mais depuis qu’elle s’occupe d’enfants rapatriés en Ukraine après leur transfert de force par la Russie, la fondatrice de l’ONG Gen. Ukrainian a découvert une nouvelle facette du conflit, plus sombre encore. « Leur comportement est très différent des enfants traumatisés ici par le conflit, explique-t-elle. Quand ils reviennent, après avoir été endoctrinés par la Russie, ils ne parlent pas, ne jouent pas, ne font confiance à personne et ne vous regardent même pas. » Un aspect l’a particulièrement surprise : « Ils sont tous extrêmement dociles. Cela nous a choqués : ils sont prêts à tout donner, et se comportent comme des petits soldats. » A tous, elle distribue un carnet pour qu’ils racontent leur expérience. Un garçon a pris un feutre rouge et écrit en gros : « Top secret. »
A ce jour, 1 762 enfants ukrainiens ont été rapatriés sur les 19 546 identifiés par les autorités ukrainiennes comme ayant été déportés en Russie ou transférés de force à l’intérieur des territoires occupés. Moscou a commencé à transférer en masse ces enfants dès le début de l’invasion, en février 2022. L’Ukraine s’efforce, depuis, de récupérer ces « enfants volés », dont une partie a été adoptée par des familles russes, et dont Moscou s’applique à effacer la trace en changeant leur nom et leur date de naissance, et en les déplaçant régulièrement. En mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) a émis un mandat d’arrêt contre le président russe, Vladimir Poutine, et la commissaire aux droits des enfants, Maria Lvova-Belova, pour déportation illégale d’enfants ukrainiens. La même année, la Russie s’est targuée d’avoir « accueilli plus de 700 000 enfants ukrainiens ».
Le sort de ces enfants arrachés à leur pays soulève l’indignation internationale. Mais la menace a désormais changé d’échelle, insistent les représentants ukrainiens chargés du dossier. « La situation est bien pire qu’au début de l’invasion », avertit Maksym Maksymov, chef des projets du programme Bring Kids Back Ukraine, créé par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, pour coordonner les efforts du gouvernement, des pays partenaires et des organisations internationales afin de ramener les enfants « kidnappés ». « Aujourd’hui, explique-t-il, 1,6 million d’enfants ukrainiens vivent dans les territoires occupés et en Russie. Moscou les endoctrine avec le même objectif : changer leur identité. » Il appelle à « ne pas se focaliser sur ce chiffre de 20 000 enfants déportés, car, même si on parvient à les rapatrier, cela ne résoudra pas le problème. Aujourd’hui, la Russie n’a même plus besoin de transférer physiquement les enfants pour les arracher à l’Ukraine, elle le fait sur le plan psychologique et mental ».