Sur une avenue d’Islamabad trône, flambant neuf, le Centre national des opérations d’urgence (Neoc). Au sein d’une gigantesque salle aux airs de centre spatial de la Nasa, où les murs sont tapissés d’écrans géants alimentés par 17 sources satellitaires et des milliers de statistiques et de données, des dizaines d’experts tentent de comprendre ce que leur réservent les phénomènes climatiques extrêmes, de la fonte des glaciers aux inondations.
À l’heure où les saisons s’emballent et où la nature s’affole, ces scientifiques de toutes les disciplines – climatologie, météorologie, sismologie, glaciologie et hydrologie – sont réunis en ces lieux pour anticiper les désastres et, peut-être, sauver des vies. « Nous misons sur la technologie afin d’évaluer les risques et d’émettre des avertissements, explique Syed Tayyab, installé à son poste de commande. Nous surveillons, par exemple, les crues que peuvent provoquer la rupture des lacs glaciaires, mais aussi les avalanches, les tempêtes de neige et les vagues de froid. »
La mousson, qui est arrivée début juillet au Pakistan, ne présage rien de bon : selon les estimations, 200 000 Pakistanais pourraient être affectés par des pluies excessives, perspectives qui suscitent déjà un dispositif d’urgence de 40 millions de dollars (37 millions d’euros).
Achevé en octobre 2023 pour un coût non divulgué, l’ambitieux centre Neoc, placé sous l’Autorité nationale de gestion des catastrophes du Pakistan (NDMA), a été la réponse du pays aux inondations tragiques qui l’ont frappé durant la mousson de l’été 2022. Sous un déluge biblique, le fleuve Indus et ses affluents sont sortis de leurs lits pour submerger un tiers du territoire. Dans le chaos et la furie des eaux, plus de 1 700 Pakistanais ont perdu la vie. L’ampleur de la destruction a mis à genoux ce pays démuni, rongé par les crises politiques et économiques, qui ne s’en est toujours pas remis.
En Asie du Sud, la mousson débute chaque année dans l’État indien du Kerala, fin mai ou début juin. Les pluies progressent ensuite vers le nord-est pour atteindre le Bangladesh à la mi-juin, puis se déplacent vers le nord-ouest, longeant la muraille himalayenne. Elles arrivent généralement au Pakistan durant la première semaine de juillet et se retirent à la mi-septembre. «La mousson, qui désigne en arabe “les vents saisonniers”, est l’un des systèmes météorologiques les mieux organisés de la planète », commente Abdul Qadir Khan, spécialiste du changement climatique à l’université du Pendjab, à Lahore.
Avant elle, les éléments se déchaînent : dès le printemps s’abattent des pluies alternant avec des pics inouïs de chaleur, qui aggravent la fonte des glaciers et assèchent les plaines. Si bien que lorsqu’elles arrivent, les pluies bienfaitrices, qui apportent les trois quarts des précipitations annuelles, sont célébrées par les 2 milliards d’habitants du sous-continent indien.
Pour honorer la mousson, essentielle aux cultures et à la sécurité alimentaire, les femmes revêtent de beaux saris. Au gré de ses vents, les cerfs-volants des enfants dansent joyeusement dans des ciels aux lourds nuages gris. Célébrée par les arts et les traditions, la mousson inspire la contemplation, la poésie, le romantisme. À Bollywood, les histoires d’amour se sacrent toujours sous des déluges érotiques et expiatoires.
D’aussi loin qu’on s’en souvienne, la mousson est le rythme de la vie. Comme les neiges des plus hauts sommets de l’Himalaya, elle doit être éternelle. Une « bonne mousson » assure la santé économique d’une nation entière. « L’épanouissement des premières civilisations, comme celle de la vallée de l’Indus, a été favorisé par le climat modéré créé par la mousson », rappelle d’ailleurs Abdul Qadir Khan.
Or elle est, aujourd’hui, imprévisible et violente « En raison du changement climatique, le schéma météorologique de la mousson est perturbé, poursuit le spécialiste. Les pluies ont tendance à débuter plus tardivement. Au Pakistan, elles se retirent aussi plus tard. D’après mes observations, la zone de la mousson tend même à se prolonger vers l’ouest et vers le nord, en Afghanistan. »
Selon une étude récente de la World Weather Attribution, « le changement climatique augmenterait les précipitations extrêmes durant la mousson ». Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) estime lui aussi que l’intensité des pluies est exacerbée par le changement climatique.
Un phénomène qui devrait s’intensifier au cours du XXIe siècle et s’accompagner de fortes vagues de chaleur et d’humidité « plus fréquentes ». « Les scientifiques ont aussi découvert que le “Niño indien”, ce phénomène qui déclenche le réchauffement d’une partie de l’océan Indien et le refroidissement de l’autre, affecte directement la mousson et provoque des perturbations de l’Australie à l’Afrique de l’Est », précise Abdul Qadir Khan.
Quand la mousson s’abat sur le Pakistan, le fort dénivelé du sol, bénédiction des systèmes d’irrigation agricoles, se transforme en cauchemar. Les pluies ruissellent et déferlent sur la pente, propulsées par le débordement des rivières et des canaux mal entretenus. « Résultat, en 2022, des villages entiers ont été balayés de la surface de la terre », s’insurge, à Lahore, l’économiste et analyste politique Qais Aslam.
«Le réchauffement climatique ? J’ignore de quoi il s’agit, avoue Shaukat Ali, un paysan qui vaque à ses occupations sur la rive de la rivière Ravi, au Pendjab, entre sa parcelle de terre, ses buffles et ses vaches. Mais j’ai l’habitude des inondations. Chaque fois que la rivière menace de déborder, nous nous réfugions plus loin avec le bétail. »
Muhammad Zakaria, son voisin à la barbe blanche, est absorbé à fumer le hookah sous un abri en bambous. Il secoue la tête. « Le réchauffement climatique et les inondations, c’est la faute de l’Inde ! Ils ouvrent leurs barrages et nous inondent quand bon leur semble. »
Il est vrai que les grands fleuves du Pakistan descendent du Tibet et de l’Inde, et les traités fluviaux sont autant de sources de tensions exacerbées. « Nous surveillons attentivement les barrages indiens en amont car ils peuvent modifier le débit de nos fleuves », reconnaît Syed Tayyab, au centre Neoc.
En 2022, les récoltes de coton, de riz et de canne à sucre ont été ravagées. Et la période des semences n’est plus en phase avec les caprices de la mousson. «Le changement climatique ne cesse de nous appauvrir, déplore Khaled Mehmood Khokhar, président de la plus large association de paysans au Pakistan. La recherche agricole est par ailleurs réduite à néant par notre gouvernement ; les employés de l’Institut national de recherche agricole, à Multan, n’ont reçu aucun salaire durant quinze mois. »
Le Pakistan est à la huitième position des pays qui ont été les plus vulnérables à la crise climatique de 2000 à 2019, selon l’ONG Germanwatch. Il n’est pourtant pas responsable du réchauffement climatique, puisqu’il produit moins de 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. « Nous souffrons alors que ce n’est pas de notre faute », a dénoncé le premier ministre, Shehbaz Sharif, en 2022, pointant la responsabilité des pays riches.
Face à la crise climatique, le Pakistan se trouve acculé aux limites de ses capacités d’adaptation. Le contexte politique et économique ne l’aide pas. Les pouvoirs publics sont limités, les agences fédérales et provinciales sont mal coordonnées, et la corruption reste endémique. En coulisse, l’armée est aux commandes, à l’image du centre du Neoc à Islamabad, présidé par un militaire de haut rang. « En matière de gestion des catastrophes, notre gouvernement s’appuie sur l’armée au lieu de sa propre organisation, ce qui précipite l’inefficacité de notre pays », s’emporte Qais Aslam.
« Le dérèglement de la mousson pourrait être le phénomène climatique le plus dévastateur du sous-continent, estime le professeur Abdul Qadir. L’arrivée, le retrait et les modèles de la mousson vont changer au cours des prochaines décennies. Il s’agit d’un défi pour l’humanité entière.» Pour l’heure, un rideau de pluie tombe sur le Pakistan, qui vient de décréter l’état d’alerte.
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Le Pakistan abrite 7 000 glaciers et 3 044 lacs glaciaires, dont 36 menacent de se rompre à tout moment.
D’après la Banque mondiale, le changement climatique a affecté 75 millions de Pakistanais en trois décennies. Les pertes en agriculture et biodiversité coûteraient chaque année 1 milliard d’euros.
Le bilan des inondations de 2022 s’est élevé à 1 700 morts, plus de 1 million de têtes de bétail tuées, 2 millions de maisons détruites et 13 000 kilomètres de route dévastés.
Le coût de ces destructions est évalué à 16 milliards d’euros. Les 10 milliards d’euros promis au Pakistan par la communauté internationale n’ont pas été reçus. Seules 5 % des maisons détruites ont été reconstruites.