Dormir dans la chambre de Maria Casarès, petit-déjeuner dans sa salle à manger, bouquiner dans sa bibliothèque, flâner dans son salon… Depuis le 26 juillet, le logis du domaine de la Vergne, niché dans la Charente limousine, où l’illustre comédienne (1922-1996) vécut régulièrement de 1961 jusqu’à sa mort, est désormais accessible à tous : aux artistes en résidence comme aux festivaliers et autres amoureux de l’art. La tragédienne, exilée de l’Espagne de Franco, qui fit don de ce domaine au village voisin d’Alloue en remerciement à la France pour avoir été une terre d’asile, serait sans doute heureuse de savoir qu’il est désormais entièrement restauré et consacré à la culture. Des papiers peints aux meubles rustiques, l’esprit du lieu, à la fois simple et chaleureux, a été préservé grâce à une restauration à l’identique, et cinq chambres d’hôtes peuvent y être louées.
Cette rénovation, financée à hauteur de 1,2 million d’euros par l’Etat, les collectivités locales et la Fondation du patrimoine, signe la dernière étape de la métamorphose du domaine de la Vergne, inscrit monument historique, en lieu réservé au théâtre contemporain, au patrimoine et aux repas partagés. Depuis 2017, la comédienne Johanna Silberstein et le metteur en scène Matthieu Roy ont pris, avec succès, la direction de ce centre culturel de rencontre. A leurs compétences artistiques se sont ajoutées celles de « gestionnaire, maître d’ouvrage, hôtelier, restaurateur », listent-ils avec le sourire. Il faut tout ça, et beaucoup de persévérance et de passion, pour faire vivre chaque année cette initiative culturelle en milieu rural.
En ce mardi 29 juillet, le désormais traditionnel Festival d’été démarre sous les meilleurs auspices – trois semaines de festivités du 26 juillet au 16 août, soit le temps fort du lieu qui, au printemps et à l’automne, accueille des artistes en résidence et des ateliers de théâtre pour les collégiens et les lycéens de la région. De 1 000 entrées lors de la première édition il y a huit ans, la fréquentation devrait atteindre 8 000 entrées en 2025 grâce à une fidélisation du public, composé pour moitié de Charentais. Il faut dire que le cadre est idyllique et le programme généreux. Le tout compose une sorte d’art de vivre commun entre spectateurs et artistes.
Dans une campagne vallonnée et verdoyante, les festivaliers ou simples visiteurs peuvent se promener dans les 5 hectares de jardin et, équipés d’un casque audio, écouter, en longeant un bras de la Charente, des extraits de la correspondance amoureuse entre les deux amants, Maria Casarès et Albert Camus (Correspondance 1944-1959, publiée en 2017 chez Gallimard). « Tu es ma certitude, ma liberté, je t’aime pour toujours », écrit l’auteur de L’Etranger (1942) à la comédienne. « Comment va mon éternel angoissé ? Je trouverai toutes les patiences pour te laisser en paix pendant que tu travailles. Je t’aime à en mourir », lui répond-elle.
Cette balade sonore d’une grande intimité est d’autant plus touchante que cet amour se fracassa en 1960 avec la mort, dans un accident de voiture, d’Albert Camus. Anéantie par cette disparition, Maria Casarès, alors âgée de 38 ans, cherchera un refuge, une terre où s’ancrer, tombera sous le charme du domaine de la Vergne et l’achètera avec le comédien André Schlesser (1914-1985), son compagnon de route, qui deviendra son mari en 1978.
Les promenades sonores et les visites guidées du logis ne sont qu’un des aspects du Festival d’été. Au-delà de ces expériences patrimoniales, les responsables des lieux ont imaginé trois rendez-vous théâtraux ponctuant chaque journée : goûter-spectacle, apéro-spectacle, dîner-spectacle, en salle ou en plein air. Le concept prend des allures de fêtes de famille estivales. Matthieu Roy accueille les spectateurs, déroule le menu qui les attend, et, à l’issue des représentations, les comédiens et comédiennes leur servent les viennoiseries, les verres de pineau ou les plats chauds servis en bocaux. « Nous voulons trouver un autre rapport au public », défend Johanna Silberstein.
La programmation repose sur trois piliers : un artiste issu du dispositif Jeunes pousses (soutien à des metteurs en scène diplômés depuis moins de cinq ans), une compagnie régionale et une pièce du répertoire de la Compagnie Veilleur, dirigée par Matthieu Roy et Johanna Silberstein. « Nous souhaitons partager des esthétiques diverses et assumons des sujets engagés », explique le duo.
A l’heure du goûter, le spectacle familial Prélude en bleu majeur, de la compagnie Choc Trio, offre un voyage enchanteur et burlesque à partir de l’œuvre de Kandinsky. Monsieur Maurice (interprété avec justesse par Claude Cordier), tel Charlot dans Les Temps modernes (1936), enfermé dans un quotidien gris et répétitif, va voir son ordinaire bousculé par l’apparition d’une balle bleue. L’univers de Kandinsky se met à éclabousser murs et cartons dans une ambiance à la fois clownesque et poétique. Répété au domaine d’Alloue, en 2019, lors d’une résidence, ce spectacle a, depuis, été joué plus de 400 fois.
Timlideur, une histoire de militantisme, proposé pour le dîner-spectacle, a, lui, été présenté en mai 2024 aux rencontres Jeunes pousses de la Maison Maria Casarès avant d’y être créé en septembre. Grâce à ce Festival d’été, la jeune troupe lyonnaise, emmenée par le metteur en scène Grégoire Vauquois, bénéficie de 19 représentations, « presque comme un petit Avignon “off” », souligne Matthieu Roy.
Cette fiction-documentaire, comme la définit son auteur, plonge les festivaliers dans l’itinéraire d’un jeune étudiant sans histoire, convaincu que la crise climatique est le grand combat du XXIe siècle et qui, au-delà de ses gestes écologiques individuels, se met en tête de rejoindre une association pour être « au cœur de l’action ». En plein air, à l’arrière de la Maison Maria Casarès, il est question de « bloquer la République des pollueurs » en occupant, notamment, le hall du ministère de l’écologie. Engagée, cette pièce politique évite le piège du pensum moraliste en instillant de la drôlerie. Surtout, elle est portée par cinq jeunes comédiennes et comédiens au talent rafraîchissant.
Avant eux, lors de l’apéro-spectacle, un autre sujet de société, celui du monde du travail et de ses absurdités, est proposé avec l’adaptation par Matthieu Roy du roman de Mariette Navarro, Palais de verre (Quidam, 2024). Soit une femme, employée modèle, « parfait rouage » d’une grande institution, qui, un jour, « n’adhère plus », ne comprend plus les « nouvelles directives » et se détache peu à peu de cet univers de soumission, en quête d’une nouvelle liberté. Création de la Compagnie Veilleur, cette pièce sera reprise au cours de l’hiver à La Scène Maria-Casarès à Poitiers, le pendant « citadin » de la maison charentaise ouvert depuis octobre 2023.
A l’issue du dîner-spectacle, 116 spectateurs se retrouvent pour un repas sous les tilleuls dans une ambiance de guinguette. « Dites donc, c’est de plus en plus engagé vos spectacles, attention », interpelle un retraité, habitué du festival. « C’est bien, continuez comme ça, se réjouit une autre convive qui vient aussi à chaque édition. C’est ma sortie théâtrale de l’année. Je ne regarde même pas le programme, je fais confiance et je viens. »
Comme la plupart des initiatives culturelles, le modèle économique de la Maison Maria Casarès est fragile et tient, en partie, grâce à 20 % de fonds propres issus de privatisations (pour des mariages, des séminaires, etc.). « Avec la fin des travaux de rénovation, nous avons, grâce à l’investissement, un outil en ordre de marche. Mais quid du fonctionnement ? », s’interroge Matthieu Roy.
La structure, qui participe à l’animation du territoire, n’a obtenu aucun financement du plan Culture et ruralité, lancé en 2024 par le ministère de la culture. Et le metteur en scène ne cache pas son inquiétude quant au renouvellement du soutien financier de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) pour le dispositif Jeunes pousses.
La Maison Maria Casarès, c’est sans doute Nadine Boutant qui en parle mieux. Cette agricultrice fait partie des bénévoles indispensables – au-delà de la petite équipe rattachée au lieu – à la bonne marche de cette aventure culturelle. Elle aide notamment à l’organisation des repas et pour rien au monde ne louperait la moindre soirée de ce Festival d’été. « Ça fait partie de ma vie, ça me permet de sortir, ce sont mes vacances. J’ai toujours des frissons quand je franchis l’entrée du domaine et j’admire le travail des troupes de théâtre », témoigne Nadine sans cacher son émotion.
En 2024, après avoir assisté à une réunion locale consacrée au plan Culture et ruralité, elle a, « exceptionnellement », écrit un courrier à Rachida Dati, à la DRAC et à la sous-préfète. « Les agriculteurs n’osent pas venir au théâtre, ils pensent que ce n’est pas pour eux. Mais une fois qu’ils ont assisté à une représentation, leur opinion change, écrit-elle. Il faut défendre ces lieux qui rapprochent les gens et créent du lien social. »