Avoir la vie sauve peut tenir à un quiproquo. En atteste le destin de Silvia Labayru, séquestrée à l’Ecole de mécanique de la marine (ESMA), l’un des pires centres clandestins de détention et de torture d’Argentine, durant la dernière dictature militaire (1976-1983). Lorsque, le 14 mars 1977, ses geôliers appelèrent son père, qui la croyait morte depuis son enlèvement trois mois plus tôt, ce militaire de carrière crut que le coup de fil provenait des Montoneros, organisation de lutte armée d’inspiration péroniste et opposée au régime. Cette femme de 20 ans, alors enceinte de sept mois, y œuvrait activement depuis le lycée. « Gros salopards de Montoneros, c’est vous qui portez la responsabilité morale de la mort de ma fille ! Venez ici que je vous troue la peau, Montoneros de merde ! Je suis anticommuniste, antipéroniste et antimontonero, salopards, salopards ! » Silvia sentit le regard et le ton de son gardien changer. Elle allait échapper à un assassinat plus que certain.
Si ce providentiel « appel » téléphonique donne son titre au nouveau livre de Leila Guerriero, il ne saurait expliquer à lui seul pourquoi la jeune femme ne subit pas le sort fatal de l’écrasante majorité des opposants passés par l’ESMA. Ni pourquoi on ne la tua pas après son accouchement dans les sous-sols de l’établissement, à quelques mètres de la salle de torture. Ni pourquoi son bébé fut confié à ses grands-parents et non volé, comme tant d’autres, pour être donné à des sympathisants du régime. Et encore moins pourquoi la prisonnière eut le droit à un très relatif traitement de faveur durant sa captivité.