Le nouveau et court roman de l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk (Prix Nobel de littérature 2018), E. E., initiales de la protagoniste et jeune médium Erna Elzner, demeure à bien des égards dans la ligne du précédent, Le Banquet des Empouses (Noir sur blanc, 2024), qui se voulait une parodie de La Montagne magique, de Thomas Mann. L’action se situe dans les débuts du XXe siècle (1908-1909), à l’ombre d’un premier conflit mondial qui s’apprête à sonner le glas de la tradition et de l’ordre bourgeois. L’épilogue, montrant le jeune médecin Artur Schatzmann partir en uniforme pour le front, rappelle furieusement celui du chef-d’œuvre mannien marqué par le départ de Hans Castorp vers les tranchées où son destin se perd. On retrouve également dans E. E. l’idée-force qui traverse toute la fiction de Tokarczuk : soumettre les domaines spirituels ou intellectuels dominés par les hommes au regard des femmes ; de même y figure le brouillage des frontières entre le monde des esprits et celui des vivants, entre l’occulte et le rationnel, sans que l’autrice donne jamais l’impression de se prononcer pour l’un ou pour l’autre.
Bien sûr cet assemblage risquerait fort de virer au procédé, voire au kitsch Belle Epoque (en l’occurrence celui de la ville silésienne de Breslau, alors allemande, actuellement Wroclaw, en Pologne). Le récit n’y échappe pas toujours, surtout quand il s’obstine à placer sous le signe de l’apocalypse à venir les charmes discrets d’une famille 1900. Mais plus original est le souci qu’a Olga Tokarczuk, dans la plupart de ses romans, de faire redécouvrir et revivre la diversité ethnique d’une Pologne qui n’a pas toujours été peuplée que de Polonais. Dans E. E., la plupart des personnages sont allemands ou juifs, et les relations intimes et sociales qu’ils entretiennent sont décrites dans un style qui rappelle le réalisme subtil et désillusionné d’un Theodor Fontane (1819-1898). La polonité future de cette ville composite ne se laisse deviner qu’au hasard d’un accent silésien ou de l’évocation du mariage de la mère d’Erna avec un industriel du textile qui ne parviendra jamais à prononcer correctement son nom de jeune fille, Przybylski.