« A Gabès, en Tunisie, la fiction de Kaïs Saïed se brise : le peuple réel se dresse contre le peuple imaginaire »

« Il y en a marre, il faut que ça s’arrête ! », s’écrie Lamia Ben Mohamed, 52 ans. Trois de ses enfants sont asthmatiques ; son mari et sa mère sont morts d’un cancer. Son cri n’est pas celui d’une victime, mais celui d’une femme qui refuse de transmettre cette condamnation à mort à ses enfants. Le 15 octobre, à Gabès, des milliers d’habitants défilent pacifiquement du jardin des Martyrs vers la zone industrielle. Familles, enfants, personnes âgées, tous scandent le même slogan : « On veut vivre. » Six jours plus tard, l’Union générale tunisienne du travail appelle à une grève générale. Toute la ville se fige : « Le peuple exige le démantèlement des unités. »

Depuis 1972, Gabès vit sous un nuage toxique. L’air est saturé d’ammoniaque et de dioxyde de soufre, et la majeure partie de la pollution est due aux activités du Groupe chimique tunisien (GCT). Les plages affichent des taux de radioactivité trois fois supérieurs aux normes internationales. Le golfe, qui était autrefois une importante frayère, n’abrite plus qu’une cinquantaine d’espèces marines contre des centaines dans les années 1960. Cette oasis maritime du monde agonise.

Cancers, maladies respiratoires, malformations : ici, la maladie est devenue la norme. En deux mois, plus de 200 cas d’intoxication massive ont été recensés, dont 122 hospitalisations pour asphyxie. Des élèves ont été intoxiqués en classe. Face à cette urgence, le ministre de la santé a simplement annoncé la création d’un futur « pôle oncologique » – un aveu d’impuissance.Le paradoxe est cruel : l’industrie censée apporter la prospérité a plongé la région dans la précarité. Le chômage atteint 25 %, la pêche et l’agriculture oasiennes sont ruinées. Le mouvement citoyen Stop Pollution, créé en 2017, réclame l’arrêt immédiat des activités polluantes et une enquête sur les dommages environnementaux.

A Gabès, Kaïs Saïed [président de la République tunisienne depuis le 23 octobre 2019] ne peut plus accuser les « élites corrompues » qu’il a écartées, ni blâmer les partis qu’il a dissous. Il est seul face au peuple qu’il prétend incarner. Ce peuple-là ne dit plus : « Le peuple veut », mais « Le peuple ne veut pas ». « Nous ne voulons pas de votre économie qui nous tue. Nous ne voulons pas de votre Etat qui nous condamne à mort. Nous voulons vivre. » Pour la première fois depuis son coup d’Etat de 2021, Saïed est confronté à la révolte de ceux dont il invoquait la volonté mystique. A Gabès, la fiction se brise : le peuple réel se dresse contre le peuple imaginaire.

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