Dans La Muse démocratique, le magnifique livre qu’elle consacre à Henry James en 1998, Mona Ozouf fait de l’écrivain anglo-américain un maître de l’indétermination. Ses romans et nouvelles laissent toujours place à l’ambiguïté morale, à l’incertitude des motivations comme des intentions, ainsi qu’à une forme de silence délibéré dans le récit. James n’assène nulle vérité, ne tranche que rarement et préfère exposer des situations complexes, aux interprétations ouvertes, voire insaisissables.
Là réside en partie le génie de l’écrivain qui se montre fidèle à notre impossibilité de tout savoir, de tout comprendre et de tout dire. Ce refus du simplisme, du jugement catégorique, ce goût de la nuance comme de la réserve, cette place laissée au doute font de Henry James l’un des romanciers les plus raffinés qui soient. Des plus civilisés, aussi, puisque ces silences ne sont en rien des manques, des vides, mais un espace de liberté laissé au lecteur – une générosité à rebours de notre époque.
Le lecteur, donc. La lectrice, en l’occurrence, puisqu’il s’agit de moi. J’ai une admiration sans limites pour Henry James. Bien que je ne sois pas toujours à la hauteur de cette liberté qu’il semble m’offrir. Les bons jours, je suis éprise du caractère indécidable du Tour d’écrou (1898) ; mais parfois j’ai envie de sauter à pieds joints sur l’œuvre afin de lui faire rendre gorge et tout avouer : alors, Henry, c’est une histoire de fantômes pédophiles, d’une folle hystérique ou quoi ? J’en viens à taper « The Turn of the Screw, explication, soluce » dans tous les moteurs de recherche possibles.
Il m’arrive même de me vautrer dans la vulgarité et la hargne, prise de l’envie irrésistible d’intimer à l’auteur des Ailes de la colombe (1902), horresco referens, de bien vouloir cracher sa Valda.
Afin de préserver sa santé et de se délester de nombreux kilos superflus, l’écrivain avait jadis entamé un régime qualifié de « fletchérien ». Il s’agissait là d’une méthode alimentaire fondée à la fin du XIXe siècle par Horace Fletcher, surnommé « The Great Masticator », qui recommandait de mâcher chaque bouchée – cent fois si nécessaire – jusqu’à ce qu’elle devienne liquide afin de maximiser l’absorption des nutriments.