La gamme aurait pu être présentée deux ans plus tôt, mais le Brésilien Fernando Jorge a préféré attendre cette année pour l’introduire. Le designer de bijoux indépendant, l’un des plus inspirés de la création contemporaine, connaît parfaitement son histoire de la joaillerie : il sait que 2025 marque le centenaire de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris, un salon grandiose qui a consacré les débuts du style Art déco et, avec lui, la « baguette », une manière de tailler les diamants en rectangle avec des angles nets et de longues facettes.
« J’avais envie depuis longtemps de me frotter à cette taille. J’en sentais le potentiel mais n’avais jamais abordé des formes aussi droites et structurées, raconte le quadragénaire depuis ses bureaux londoniens. Pour parvenir à bien jouer avec les proportions et pouvoir éventuellement faire retailler [les pierres], cela demande d’avoir déjà un peu d’expérience et une structure suffisante. »
Après avoir, début juillet, révélé Vertex, une collection où les diamants baguette façonnent des colliers squelettes, des boucles d’oreilles chandeliers ou des bagues bombées façon boules à facettes, il poursuit cet automne avec Deep Vertex, des variations sur lesquelles une colonne vertébrale de ce type de diamants se retrouve bordée de matériaux colorés et opaques : cornaline, nacre, opale blanche, ébène… « Le noir et blanc demeure le langage de l’Art déco. Pour ne pas tomber dans la nostalgie et m’approprier la baguette, j’ai voulu essayer des tons différents, plus minéraux, plus tropicaux », explique le natif de Campinas, métropole au nord de Sao Paulo, qui fait fabriquer ses créations à Valenza, un village du Piémont, en Italie, où se concentrent de nombreux ateliers.
Ce faisant, Fernando Jorge a rejoint une cohorte de créateurs de bijoux de ce début de XXIe siècle qui imposent cette taille comme un élément central. Chevalière encapsulant une enfilade de sept diamants baguette dans de l’or brossé chez le bijoutier japonais Shihara ; bague dotée d’un diamant rectangulaire extra-long chez l’Italienne Ilaria Icardi ; collections parsemées de baguettes chez l’Américaine Suzanne Kalan, pionnière qui en a fait depuis 1988 sa signature, avec succès… Si cette forme continue, ces derniers mois, de border des pierres plus arrondies (tailles brillant, ovale, coussin, poire…) placées en majesté (en boucles d’oreilles chez Prada, en solitaire chez Dolce & Gabbana, en pendentif cubiste chez Graff, etc.), elle n’a plus vocation à jouer les seconds couteaux.
C’est en faisant d’une tourmaline verte taillée en baguette l’héroïne d’une bague que Claire Delloye Quenardel a inauguré, en 2018, son label, Yv. Delloye, en référence au nom de son grand-père maternel, Yves. Flanquée de deux griffes métalliques de part et d’autre, la gemme barre nettement le doigt où elle est arborée. « Rien ne me paraissait difficile dans son emploi. A l’inverse, c’était parvenir à utiliser le rond et l’ovale qui, au départ, m’angoissait », assure la Française dans le charmant studio du quartier de l’Odéon où elle reçoit, sous les toits, sa clientèle. Ses pièces qui empruntent au design et à l’architecture moderniste sont majoritairement peuplées de baguettes, cette taille « qui réfracte moins la lumière que les autres », rappelle-t-elle, avec le sourire de ceux qui aiment nager à contre-courant.
« La quête de la réfraction de la lumière est pourtant centrale depuis le XVIe siècle, avec le développement de la taille rose puis de la taille Mazarin, comme on en voyait sur les diamants de la broche reliquaire volée au Louvre [le 19 octobre], resitue Paul Paradis, professeur d’histoire de l’art à l’Ecole des arts joailliers à Paris, un établissement d’expositions et d’enseignement financé par Van Cleef & Arpels. La baguette, à rebours, est une continuation, plus aplatie, de la taille hogback [apparue au XVe siècle]. Elle n’a que 14 facettes et donc moins de feux que les autres. »
La date exacte de son apparition demeure floue, les historiens renvoyant souvent vers Cartier, qui en serait l’un des premiers utilisateurs. « Elle devient un élément récurrent des créations à compter de son apparition vers 1908-1910 », indique la maison de la rue de la Paix (Paris 2e), qui l’a, cette année encore, employée sur une multitude de diamants dans un collier de haute joaillerie où s’épanouissent aussi une panthère et deux généreux saphirs ovales.
Mais c’est le triomphe de l’Art déco, à partir de la seconde moitié des années 1920, qui offre à la baguette un vrai gain de visibilité, en bracelet bandeau ou en montre châtelaine. « Par l’allongement de ses facettes, [elle] permet des liaisons de gemmes et des dispositifs artistiques inattendus », vante l’hebdomadaire féminin Femme de France dans son édition du 10 avril 1931. Elle apparaîtra, dans les années 1940, sur des bagues imposantes dites « tank », alors en vogue. Mais elle demeure majoritairement reléguée au second plan. Le plus souvent, elle constitue le cadre d’un solitaire ou « crée un chemin de lumière parfaitement homogène qui guide le regard vers une pierre centrale ou le long d’un ensemble de pierres précieuses », résume Sam Sherry, le directeur de l’atelier londonien de la maison Graff, qui l’emploie fréquemment.
Cette place d’accompagnateur a ses raisons. D’une part, « les lapidaires estiment que la baguette peut générer, au moment de la taille, jusqu’à 70 % de pertes », souligne Paul Paradis. Une déperdition importante et coûteuse qui n’incite pas à en faire le cœur du propos. D’autre part, sa raideur ne fait pas l’unanimité. « Elle fait courir le risque de la disharmonie si on abuse de ses formes anguleuses », convient Claire Delloye Quenardel. Pour éviter cet impair, la fondatrice d’Yv. Delloye insiste sur la nécessité de « toujours la faire contraster avec une rondeur » : celle du talon (le dessous) de la bague ou d’un jeu d’articulation, par exemple, comme sur sa ligne Pavillon, inspirée par le paravent Ambassade (1969) de Charlotte Perriand et rendue mobile par des goupilles.
Parvenir à transmuer la rigueur des baguettes en silhouettes extra-souples : à Austin, au Texas, le créateur Nak Armstrong, à son compte depuis 2011, en a fait un objectif. « La joaillerie, pour moi, c’est transcender les pierres, parvenir à les éclairer sous un autre angle », affirme ce diplômé d’architecture. De ses expériences dans la mode, il a tiré une ambition : reproduire avec des gemmes le pli d’une étoffe. L’une de ses collections, Ruched, aligne ainsi des pierres taillées en baguette (diamants, émeraudes, aigues-marines…) audacieusement serties dans des formes ondulatoires.
« J’appelle ça mes pierres plissées, raconte Nak Armstrong. Mais cela demande de faire varier les baguettes : pour qu’elles suivent joliment le mouvement des courbes, il faut les faire retailler, rendre certaines plus étroites, d’autres plus trapézoïdales… Puis les assembler. Au départ, aucun sertisseur ne voulait y toucher, de peur de mal faire et d’y sacrifier des diamants. » Finalement, un atelier sur la 48e Rue, à New York, s’en charge avec délicatesse et s’est récemment confronté aux dernières expérimentations du designer : des baguettes plus étirées et cette fois travaillées en rosaces ou en demi-cercles.
« La baguette est souvent exploitée à plat, mais on peut la penser en 3D », défend pareillement, depuis Athènes, le Grec Nikos Koulis, un autre créateur indépendant qui fêtera en 2026 les 20 ans de sa marque. Un matin de 2013, tandis que ce passionné d’Art déco paressait sous la véranda de sa maison secondaire, dans une île des Cyclades, il a été saisi par les rayons du soleil qui se réfractaient par les baies vitrées. « Le prisme de lumière créait une forme pyramidale, fine puis s’élargissant : j’ai eu envie de capturer ce phénomène en bijoux. » Cela donne Spectrum, des joncs, boucles d’oreilles ou bagues en or jaune, agrémentés de cônes de diamants. Dans l’atelier joaillier qu’il détient à Athènes, Nikos Koulis fait alors tailler chaque pierre en bombant légèrement la culasse (sa partie inférieure) afin qu’elle soit adaptée à la surface conique qu’elle recouvre.
Des pièces aux sertis les plus discrets possible qui peuvent prendre jusqu’à six mois de fabrication pour des tarifs évoluant, en bout de course, de 10 000 euros à 20 000 euros l’unité. De quoi séduire des acheteurs émancipés des angoisses de fin du mois et en quête d’élégance non conventionnelle. « Quand j’ai présenté Vertex et Deep Vertex, les clients sont d’abord restés interdits quelques instants, reconnaît Fernando Jorge. Puis ont été, très vite, enthousiastes. » Le Brésilien envisage de poursuivre son usage de la baguette, notamment pour attirer davantage de clients masculins, conscient que l’aspect moins « tradi » de cette taille décomplexe les hommes qui n’osaient pas porter des diamants. « C’est la force de la baguette, dit Nikos Koulis. Elle est comprise de ceux qui aiment le raffinement original plutôt que le coup d’éclat des gros cailloux qui éblouissent. » Le beau plutôt que le brillant.