Gonflée : la mode londonienne s’entend souvent qualifier ainsi, tant elle est perçue comme un laboratoire créatif à part, émancipé d’exigences commerciales (perceptibles à New York) ou de charge statutaire (typique de Paris, la capitale la plus puissante). Doté d’un nouvel état-major, le British Fashion Council, fédération qui organise les festivités et aime rappeler qu’au Royaume-Uni le secteur contribue au PIB à hauteur de 68 milliards de livres sterling (environ 78 milliards d’euros), veut gagner en prestige : pour les collections mixtes printemps-été 2026, présentées du 18 au 22 septembre, il est parvenu à décrocher 1 million de livres sterling supplémentaires auprès du gouvernement, afin d’inviter davantage d’acheteurs, de journalistes et d’influenceurs internationaux. Un public témoin, sur les podiums, d’une mode gonflée… cette fois littéralement. Gagnant en volumes, elle enfle, s’hypertrophie, devient sculpturale.

Crinolines qui font bouffer de l’organza ou offrent de l’ampleur à un look de chaperon rouge, corsets de tulle moulés qui élargissent les hanches, et même robe à faux-cul XIXe vert pomme… Dans la salle de bal de la Mansion House, résidence du lord-maire de Londres, la très inspirée Simone Rocha imagine une cohorte de débutantes qui font leur entrée dans le grand monde. « Tout est parti d’un texte de la romancière Maureen Freely dans lequel une jeune fille doit adopter les vêtements de sa mère, raconte la designer irlandaise. Cela m’a fait penser à cette féminité que l’on doit surjouer, à cette exigence faite aux jeunes filles d’être toujours un peu en représentation. »

Celles de Simone Rocha s’amusent à faire les dames, avec leurs serre-tête en cristaux, gants d’opéra en sequins, robes à manches ballon ou à manches gigot, décorées de perles nacrées et de nœuds signature. Mais une vulnérabilité adolescente, à la manière des héroïnes de Sofia Coppola ou des sujets de la photographe Justine Kurland (Simone Rocha a feuilleté son recueil Girl Pictures pour s’en inspirer), continue d’empreindre leurs silhouettes : elles s’avancent parfois en culotte rétro à imprimé fleurettes, comme tombées du lit avec leurs nœuds dans les cheveux, un oreiller sous le bras.

Chez Erdem, c’est une personnalité plus fantasque, à la fois médium et peintre, que convoque Erdem Moralioglu. « J’ai découvert Hélène Smith à la Biennale de Venise [en 2022], explique le designer. Née en 1861, on la connaît notamment par ce qu’a écrit son psychologue, Théodore Flournoy, à son propos. Il a décrit ce qu’il appelle ses “épisodes romantiques”, trois types de transes catatoniques : celui où elle pensait être à la cour de Marie-Antoinette, celui où elle croyait être une princesse hindoue, et celui où elle se prenait pour un alien. J’ai vu là une héroïne opératique : acte I, acte II, acte III. »

Les aigrettes de maharaja ou lettres d’un alphabet imaginé par Hélène Smith sont brodées en perles sur des corsets de minirobes ou à basque gagnés d’applications de crochets ou de rubans de dentelle. Portées avec des ballerines à nœud gros-grain, les robes sabliers imposent une silhouette amplifiée : construites comme des structures à paniers, elles sont parfois anoblies de collerettes en broderie anglaise.

Coïncidence : tandis qu’au Victoria and Albert Museum vient d’ouvrir une exposition consacrée à l’allure et à la toilette de Marie-Antoinette, habituée de la crinoline, l’impact de ce sous-vêtement surgit bizarrement dans les dernières collections londoniennes. Chez la griffe tokyoïte Toga, on le perçoit sur des tailleurs ou des jupes busqués. Sans parvenir à se défaire de ses références (notamment le travail de Nicolas Ghesquière), la fondatrice Yasuko Furuta entraîne textiles fleuris et tons naturels vers des jeux de formes, des épaulettes aiguisées aux pans de soie, de denim ou de coton qui dévalent des bermudas ou des shorts, jusqu’aux ourlets des pantalons qui s’écartèlent.

Roksanda Ilincic déploie elle aussi des volumes. Top architecturé à basque, manteaux cocons en vinyle ou zibeline au revers relevé comme une auréole par-dessus la tête, robe couleur mandarine en satin duchesse à amples manches cloches, cape bleu roi déployée comme une couette, robe-bustier effrangée de raphia et bombée à la façon d’une crinoline… Pour marquer les 20 ans de sa marque Roksanda, la designer serbe mélange, dans les salons feutrés d’un hôtel de luxe, des réinterprétations d’anciennes pièces et des nouveautés nourries par les sculptures courbes et évidées de Barbara Hepworth (1903-1975), sous les yeux, entre autres, de sa compatriote, l’artiste Marina Abramovic.

Jupes boules et manches bouffantes tricotées et brodées chez la Française Pauline Dujancourt, qui réussit un émouvant défilé hommage à une amie disparue ; jupons superposés de pom-pom girl chez le duo punk Chopova Lowena… Partout, les vêtements débordent les corps, en redessinent les contours. Un mouvement qui culmine chez Harri, jeune label lancé par le designer indien Harikrishnan Keezhathil Surendran Pillai, avec des gilets de sauvetage bombés, des casquettes soufflées comme des ballons et des épaulettes gonflées XXL. Les garçons en tongs (elles aussi gonflables) s’accompagnent de vestes en latex fluide telle une peinture qui dégouline, de pantalons aux motifs géométriques psychédéliques, de gilets sans manches ouverts sur le torse en perles agglomérées.

Le résultat détonne, amuse, surprend, et démontre une capacité à transformer la morphologie avec des astuces simplissimes (des jeans taille basse laissant apparaître le caleçon pour allonger la silhouette) ou des constructions textiles faites pour frapper Instagram (des sweats en molleton aux manches déployées comme des ailes). L’auteur synthétise son propos en un concept : « des vêtements musées ». Une façon, défend-il dans sa note d’intention, de « combler le fossé entre l’art que vous admirez et celui que vous portez en vous ». Ou la promesse de devenir soi-même un genre d’œuvre en trois dimensions.

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