LE PARTAGE DU SENSIBLE
« La littérature à coups de marteau », « l’art de la confrontation » : ces mots d’ordre combatifs, Edouard Louis les a beaucoup répétés, au cours d’entretiens ou de conférences. Il les reprend dans Que faire de la littérature ?, mais les réflexions de ce livre ne s’en tiennent pas à un simple travail de sape ou d’opposition. L’écrivain nous fait entrer dans sa bibliothèque, nous conduit jusqu’à sa table de travail. C’est oral et théâtral (« La théorie me soulève quand elle est théâtrale, prononcée, performée »), extrêmement dynamique et vivant.
Il commence par s’élever contre les normes qui, selon lui, régissent la littérature dominante. Et il faut bien reconnaître que certaines d’entre elles sont assez imaginaires. Il met par exemple en avant un « rejet de l’autobiographie » qui n’est guère confirmé par le paysage éditorial récent. Parler de « la dévaluation automatique de ce qui est associé au réel » paraît aussi un peu péremptoire, tant la production littéraire du premier quart de siècle est marquée par l’archive, l’enquête, les faits, l’expérience, et n’associe plus systématiquement le roman à la fiction. Le rejet de l’émotion serait une autre de ces normes. Certes, la critique répète à l’envi des formules galvaudées comme « sans pathos » ou « sans misérabilisme », posées en qualités suprêmes, mais elle se dirige souvent aussi vers des livres sensibles, qui nous émeuvent. Quoi de plus bouleversant que la mort de la grand-mère, chez Proust, ou les derniers mots du prince Bolkonsky dans Guerre et Paix. Et lirions-nous encore Faulkner, Dostoïevski ou Victor Hugo si nous n’étions portés et accompagnés par la lecture émotionnelle du monde que les livres proposent ?