« Prédation rapace », « concurrence violente », « négligence délibérée des droits et du bien-être des générations actuelles et futures » : dans un rapport au ton inhabituellement acerbe publié mardi 16 septembre, la Commission de l’ONU sur les droits de l’homme au Soudan du Sud accable les dirigeants du pays, les accusant de se livrer à un véritable « pillage de la nation ». La crise humanitaire et sécuritaire que traverse le plus jeune Etat du monde est, selon cette enquête, avant tout la conséquence de la « corruption rampante » des élites au pouvoir, prêtes à tout pour garder la mainmise sur les revenus du pays, tirés à 90 % de l’exploitation pétrolière.
Les chiffres compilés par les experts donnent une idée de l’ampleur du préjudice pour les 13,4 millions de Sud-Soudanais, dont 9,3 millions (69,4 % de la population) ont aujourd’hui besoin d’aide humanitaire pour survivre, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU. Entre l’indépendance du pays, en 2011, et décembre 2024, le Soudan du Sud a engrangé « des rentrées liées au pétrole d’un total de 25,2 milliards de dollars » (23 milliards de revenus pétroliers et 2,2 milliards de prêts garantis sur le pétrole). Une manne financière importante, comparée au budget de 1 milliard de dollars (environ 850 000 euros), en moyenne, voté annuellement par le Parlement sud-soudanais de 2020 à 2024, selon la Commission.
« Ces fonds, s’ils avaient été utilisés correctement, auraient pu améliorer l’accès à la nourriture, aux soins médicaux et à l’éducation ; mais au lieu de cela ils ont été détournés », regrettent les auteurs du rapport. Ils constatent « l’absence d’infrastructures publiques et de services de base » et notent le non-paiement des salaires des fonctionnaires, « affectant les enseignants comme les soldats ». « Toutes les régions du Soudan du Sud restent visiblement pauvres et sous-développées (…) et une faim aiguë et des niveaux de pauvreté extrêmes affligent la majeure partie des citoyens ».
Classé dernier à l’indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement, le Soudan du Sud est considéré comme le pays le plus pauvre du monde. Triste trajectoire que celle de ce pays d’Afrique de l’Est devenu indépendant dans l’euphorie, en 2011, après un demi-siècle de guerres contre le régime de Khartoum. Le rêve a viré au cauchemar en 2013, lorsque les rivalités entre le président, Salva Kiir, et son vice-président, Riek Machar, ont dégénéré en guerre civile, faisant 400 000 morts en cinq ans, selon une étude de la London School of Hygiene & Tropical Medicine.
Un accord de paix signé en 2018, puis la formation en 2020 d’un gouvernement « d’unité nationale et de transition », étaient censés conduire le pays à des élections. Mais la corruption n’a fait que « s’ancrer encore plus » pendant cette période de partage du pouvoir, « exacerbant la contestation armée pour le pouvoir et les ressources (…) et mettant en péril la transition elle-même », note le rapport.
Depuis février, les affrontements armés ont repris dans plusieurs régions entre l’armée de Salva Kiir et les forces d’opposition. L’arrestation, en mars, de responsables de l’opposition – dont le vice-président, Riek Machar –, puis leur inculpation, le 12 septembre, pour trahison, meurtres ou encore crimes de guerre et crimes contre l’humanité, rendent l’accord de paix pratiquement caduc. Le camp de Salva Kiir a de fait repris en main la quasi-totalité du pouvoir.
L’un des principaux bénéficiaires des détournements massifs d’argent public montrés du doigt par le rapport n’est autre que Benjamin Bol Mel, un homme d’affaires de 47 ans à l’ascension politique fulgurante. Nommé second vice-président en février, il est, selon plusieurs sources, le successeur désigné d’un Salva Kiir à la santé déclinante, soucieux de préserver les intérêts de son clan lorsqu’il quittera le pouvoir. Le poste d’« envoyé présidentiel de haut niveau pour les projets spéciaux », qu’il occupait avant sa nomination à la vice-présidence, a été attribué en août à la propre fille du chef de l’Etat, Adut Salva Kiir.
Proche de Salva Kiir, dont l’International Crisis Group (ICG) affirme qu’il est « un confident et un partenaire commercial familial », Benjamin Bol Mel est sous sanctions américaines depuis 2017 pour avoir « bénéficié d’un traitement préférentiel » lors de l’attribution de « contrats d’une valeur de plusieurs dizaines de millions de dollars par le gouvernement du Soudan du Sud ». Des sanctions étendues en 2021 à deux de ses compagnies.
Les experts de la Commission de l’ONU sur les droits de l’homme montrent quant à eux comment Benjamin Bol Mel se trouve au cœur d’un gigantesque « mécanisme de détournement de l’argent du pétrole » : le programme « Oil for Roads » (pétrole contre routes), annoncé en septembre 2018. Avec pour but affiché la construction d’autoroutes, il a englouti « jusqu’à 60 % des fonds dépensés » par l’Etat certaines années, souligne le rapport. Soit 778 millions de dollars pour l’année 2024, alors que le reste du budget de l’Etat s’élevait à 1,1 milliard.
« Le programme “Oil for Roads” a été utilisé pour détourner des revenus importants vers un fonds hors budget utilisé par le SPLM [Mouvement populaire de libération du Soudan, le parti présidé par Salva Kiir] et la présidence », avancent les experts.
Les contrats attribués à des entreprises liées à Benjamin Bol Mel depuis 2020 dans le cadre de ce programme valent entre 6,4 et 8,8 milliards de dollars, selon le rapport, qui affirme qu’entre 2021 et 2024, 2,2 milliards de dollars ont été versés pour des routes dont à peine 5 % ont été complétées. « Seulement 105,6 km de route pavée et peinte ont été achevés sur les 2 333,5 km en réalité requis », écrivent les experts, qui affirment que sur ces 2,2 milliards, 1,7 milliard de dollars ont été détournés par Benjamin Bol Mel « vers des réseaux de clientélisme politique ».
Mais « Oil for Roads » n’est pas le seul « mécanisme de corruption emblématique » décortiqué par le rapport, qui se penche aussi sur la manière dont l’entreprise Crawford Capital, « politiquement connectée » et chargée de la collecte de différentes taxes au nom de l’Etat, conserve jusqu’à 75 % des revenus générés sur les plateformes numériques qu’elle gère pour son profit. Ainsi, le rapport démontre que même la mise en place de systèmes de « e-gouvernement », censée fournir une plus grande transparence dans la gestion des revenus de l’Etat, a été instrumentalisée à des fins de corruption.
Le rapport détaille les innombrables autres façons dont les responsables sud-soudanais accaparent les ressources, du bradage des cargaisons de pétrole à la manipulation du taux de change officiel de la livre sud-soudanaise. Certains ministères ne reçoivent même pas la totalité du budget qui leur est alloué par le Parlement chaque année. Entre 2020 et 2024, le ministère de la santé n’a reçu que 19 % du budget prévu et le ministère de l’agriculture et de la sécurité alimentaire n’a, lui, perçu que 7 % du sien. Et ce alors que le ministère des affaires présidentielles a quant à lui dépassé son allocation budgétaire de 584 %, dépensant 431 millions de dollars (sur un total de 557 millions) de façon « opaque ».
« La corruption à grande échelle n’est pas accessoire, concluent les auteurs du rapport. C’est le moteur de la crise du Soudan du Sud, alimentant l’effondrement de l’Etat, la paralysie institutionnelle et la misère humaine. »